Observateur attentif du web chinois, Renaud de Spens revient sur le jeu du chat et de la souris auquel sont livrés censeurs et internautes autour du 22e anniversaire du massacre de Tian’anmen, le 4 juin dernier.

Ce matin 4 juin 2011 à Pékin, il fait couvert et lourd, « comme à l’époque », commente un internaute sur le site de micro-blogging Weibo, le « Twitter » chinois.
Depuis la veille au soir, la commémoration du massacre de la place Tian’anmen du 4 juin 1989 agite les franges de l’internet du pays (au petit matin du 4 juin 1989, des soldats de la 27e armée chinoise avaient mis fin à l’occupation pendant près d’un mois de la plus grande place de Chine par des étudiants et des ouvriers demandant des réformes politiques. L’intervention avait fait plusieurs milliers de mort).
L’ampleur de la transmission de ce sujet interdit est comme toujours difficile à évaluer, une partie importante se perdant dans les limbes de la censure et de l’autocensure.
Les “micro-trottoirs” et les approches trop directes ou trop politiques ne donnent pas beaucoup de résultats, ou plutôt feraient volontiers croire que la mémoire de ce traumatisme historique est aujourd’hui perdue dans le matérialisme consumériste des générations des années 80 et 90.
Pourtant, en regardant de près sur l’internet chinois, on se rend compte que la censure implacable que subit encore l’évènement contribue paradoxalement à lui donner une aura de romantisme extrême qui fascine les jeunes Chinois.
Les étudiants de 1989 sont aujourd’hui dans leur grande majorité ceux qui sont aux commandes du pays ; ils ont bénéficié à plein de la croissance économique chinoise.
Des messages cryptés…
Avoir participé aux événements de l’époque leur donne du prestige ; ils sont souvent sollicités en fin de dîner ou de cours par des jeunes curieux qui veulent en savoir plus sur cette affaire qui a failli faire basculer la Chine dans la démocratie. Pour autant, certains sont rongés par la culpabilité, de ne pas avoir fait partie des victimes, ou d’être en position de pouvoir aujourd’hui mais de n’oser rien faire.
Sur le site de micro-blogging Weibo, c’est l’un de ces anciens étudiants qui a ouvert le signal de la commémoration, le 3 juin 2011, un peu avant minuit :
经常有朋友问——那一夜的辞职,你后悔吗?其实,在大时代的面前,我只是遵循了良知,那些真正的英雄,死去,伤残,流放,还有无数至今在底层 挣扎的,而 我,现在,过得很好。选择是一件难事,后果真不吓人……不依赖体制,难道我们就不活了?丐帮都能活,没有谁可以威胁我们的善良…
Souvent des amis me demandent si je regrette d’avoir quitté la place cette nuit-là [l’armée avait appelé à l’évacuation ou à « faire face aux conséquences »]. En fait, dans ce moment crucial, j’ai juste suivi mon intuition. Ces vrais héros, ces morts, ces blessés, ces exilés, et toute cette multitude qui se bat encore aujourd’hui pour survivre… alors que moi, maintenant, je vis très bien. Pourtant, si le choix est une chose difficile, ses conséquences ne sont en réalité pas effrayantes… Si l’on choisit de ne pas dépendre du système, va t-on mourir ? Même les mendiants peuvent vivre, personne ne peut menacer notre bonté…
Ce court texte torturé, séditieux mais feutré, est rapidement censuré, probablement parce que le compte de son auteur est particulièrement surveillé. Il ajoute alors sur sa page : “Je vais me coucher maintenant, je suis trop las… vous allez censurer ça aussi?”
Pourtant, déjà, certains de ses contacts ont retransmis le texte, qui se diffuse à présent sans entraves sur plus de 6000 comptes et pages internet, et suscite de nombreux commentaires : “Bravo, personne ne peut menacer la bonté!” “Même un texte aussi crypté se fait censurer? Il y a vraiment des personnes indécrottables dans ce pays…” “Haha, il a été dupliqué partout, ce texte est sauvé maintenant !”
Le matin du 4 juin, de nombreux internautes s’amusent avec la censure, lançant des “Joyeux anniversaire” ou des “Le temps est couvert, je ne dis rien”, sur les réseaux sociaux. Les initiés comprennent tout de suite, les autres se font rapidement mettre au parfum : “- Ce n’est pas mon anniversaire ! – Réfléchis, 22 ans…” “L’anniversaire qu’on ne peut commémorer mais qu’on ne peut oublier…”
…Et des images évocatrices
Des images, plus difficile à trouver pour la censure, sont aussi diffusées. Certaines montrent tout simplement des balayeurs en train de nettoyer la place Tian’anmen ou des larmes, d’autres sont de petites énigmes malicieuses, comme celle représentant un badge orné d’une bouteille à l’envers, d’un jeune cerf renversé et d’une légende se lisant “35 mai”.
Le 35 mai est une manière existant déjà depuis plusieurs années pour désigner le 4 juin et échapper ainsi à la censure automatique qui empêche l’affichage des commentaires contenant cette date sensible.
La bouteille et le jeune cerf mort compose une sorte d’idéogramme qui fait référence au l’affaire du lait infantile contaminé à la mélamine, en 2008. Le nom de la principale entreprise d’Etat incriminée, Sanlu, veut en effet dire “trois cerfs” en chinois.
Le lien entre ce scandale immense qui a discrédité le gouvernement chinois dans l’opinion et la commémoration du massacre de Tian’anmen est très signifiant.
C’est en effet au moment où il a éclaté que l’opinion consensuelle, selon laquelle le régime avait permis la stabilité et la prospérité du pays (au prix de l’absence de réforme politique), a commencé à s’effriter. Cette image a été diffusée sur un compte Weibo suivi par 13 000 fans, qui a peu après été fermé par la censure, comme des centaines d’autres ce jour-là.
La plupart des internautes le prennent ironiquement : “Je n’ai jamais eu aujourd’hui autant de notices Weibo sur mon compte, et ce sont toutes des notices de suppression de posts”, “C’est le jackpot pour les 5 décimes [五毛, les agents internet payés pas la propagande] aujourd’hui !” “Venez vite voir ce post avant qu’il ne disparaisse !”
L’échec des censeurs
L’année dernière, certains journaux comme les Nouvelles de Pékin (新京报) avaient bravé le régime en publiant à la “une” des images de blessés évacués qui pouvaient faire penser au massacre (officiellement inintentionnellement).
Ils s’en étaient tirés sans sanction, utilisant l’excuse “d’erreurs faites par des stagiaires” mais ne pouvaient se permettre de récidiver. Un internaute (un des stagiaires en question?) s’est souvenu de cette histoire, et eu quelque succès en mettant en ligne sur ses réseaux sociaux un assemblage fait de quatre “unes” parfaitement identiques de quotidiens du Parti faisant figurer le premier ministre en train de bêcher, sous-titré : “grande pluralité de la presse aujourd’hui !”
La sociologie des transmetteurs de cette mémoire est variée. On y trouve beaucoup de membres des générations 80 et 90, qui n’ont pas vécu ces évènements et qui ont pourtant la réputation de n’être intéressés que par leur propre bien-être.
On peut dénicher aussi quelques hauts responsables de grands médias internet chinois (particulièrement au fait des pratiques de la censure, ils ont un phrasé ambigu et inattaquable, mais n’hésitent pas à utiliser leur véritable identité).
Mais celle qui est la plus étonnante est peut-être la fameuse joueuse de tennis Li Na, qui dans un discours étrange suite à sa victoire à Rolland-Garros ce 4 juin 2011 en a profité pour souhaiter l’anniversaire d’une amie… sous les yeux de l’ambassadeur de Chine en France.
Rien ne dit qu’il s’agisse véritablement d’une allusion cryptée, et pourtant plusieurs internautes chinois se sont ouvertement posé la question sur Weibo : “Aujourd’hui, il n’y a plus que deux modèles de héros dignes d’être suivis : ceux de cette époque-là [1989], et Li Na.”
Aujourd’hui, le régime n’emprisonne plus pour un simple délit d’opinion en Chine, et la « répression » n’ira normalement pas plus loin que ces suppressions massives de pages internet.
Et pourtant, ces lourds efforts de censure sont non seulement impopulaires mais aussi largement inefficaces : beaucoup de témoignages, surtout bien sûr les plus subtils, restent encore aujourd’hui sur l’internet chinois pour montrer que la mémoire des évènements de juin 1989 est vivante et continue à se transmettre.
Obsolète dans une société chinoise toujours plus connectée et informée, la censure contribue aussi à l’effet inverse que celui souhaité par le gouvernement : à faire des évènements de juin 1989 un symbole d’héroïsme et de liberté encore actuel.
Retrouvez tous les billets de Renaud de Spens sur son blog, sinomedia.
A lire aussi : En Chine, « le consensus de l’après 4 juin est en train de s’effriter »
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Excellent article !! Bravo pour ce travail !
Article très utile pour ceux qui ne maitrisent pas bien le chinois et n’ont pas accès à cette information.
Article pas inintéressant mais somme toute approximatif. Voir http://walkerjay.wordpress.com/2011/06/01/upturned-bottle-dead-deer-and-may-35th-that’s-right-may-thirty-fifth/ pour une meilleur lecture des « memes » du net chinois…
@ Ericmac : merci pour ce lien, qui donne probablement l’explication originelle de ce cryptogramme, qui effectivement fonctionne bien surtout en cantonais. Mais sa polysémie est amusante : aucun de mes contacts Weibo n’avait pensé à cette explication, et glosaient plutôt sur le sens de l’Etat tuant ses enfants, comme dans l’affaire du lait contaminé Sanlu. Faites l’expérience en montrant l’image à vos amis chinois (mais pas hongkongais), sans leur donner la clef… La majorité des diplômés va réussir à comprendre qu’il s’agit d’une commémoration de juin 1989 grâce à la légende, et parmi eux peut-être un tiers seulement va pouvoir expliquer le cryptogramme, dont la plupart faisant référence à l’affaire Sanlu.