Beaucoup de clichés circulent sur la consommation d’opium dans la Chine du début du XXè siècle. Dans cet ouvrage, Xavier Paulès, membre du Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine, s’attaque à ces idées reçues. Il nous explique son approche de cette question historique.

Comment les mutations de la société chinoise du début du XXè siècle annoncent les mutations de ce siècle, et en quoi l’opium a-t-il été au coeur de ces transformations, et de la construction d’une identité nationale chinoise. Après une thèse sur la question en 2005, Xavier Paulès se consacre dans son livre à cet aspect fascinant de l’histoire de l’Empire du milieu.
Pourquoi s’intéresser à Canton ? Qu’est-ce que cette ville apporte de plus ou de nouveau par rapport à Shanghai où la présence de l’opium est plus connue des Occidentaux ?
Canton est remarquablement peu étudié par rapport à Shanghai et même d’autres villes chinoises importantes comme Pékin ou Chengdu, c’est la raison pour laquelle j’ai décidé de lui consacrer ma thèse. Il est vrai que l’image de Shanghai pour les Occidentaux est liée en partie à la présence de l’opium, mais il serait tout à fait faux de croire que le sujet a été traité de façon sérieuse par les historiens. Une drogue en sursis ne peut donc pas proposer une base pour établir des comparaisons avec le cas de Shanghai.
Mais l’intérêt d’avoir choisi Canton est d’avoir en main des résultats pour une ville plus « normale » que Shanghai, qui pour beaucoup de raisons, parmi lesquelles l’importance de la présence étrangère et la rapidité de son développement économique, fait figure de cas atypique à l’échelle de la Chine.
Pouvez-vous nous décrire les fumeries de Canton ?
Canton compte environ 350 fumeries dans les années 1930, chiffre qu’il faut rapporter à une population de plus d’un million d’habitants. Au mot français « fumerie » correspond une bonne dizaine de termes différents en chinois. La richesse de cette terminologie reflète le fait que l’offre de fumeries est particulièrement large. Attention donc au cliché de la fumerie comme lieu infâme et repaire de brigands, qui a été soigneusement entretenu par la littérature des contempteurs de la drogue. Il est vrai que certaines fumeries se réduisent à une pièce sordide où, dans un confort pour le moins rudimentaire, une clientèle de coolies consomme pour quelques sous une drogue de très mauvaise qualité. Mais on trouve aussi des fumeries de luxe. Ces dernières sont installées dans de grands bâtiments permettant à une clientèle aisée de s’ébattre dans un décor très raffiné, d’user d’un matériel de luxe et des meilleurs crus d’opium. Ils disposent des éléments les plus modernes du confort, tels que ventilateurs électriques et radio ainsi que d’une palette extrêmement large de services (boissons, repas, massage, etc.). Tout cela se paie évidemment au prix fort.
La majorité des établissements rentrent pourtant dans une troisième catégorie. Ils sont composés d’une ou deux pièces qui, bien que propres et confortablement aménagées, n’offrent pas de luxe particulier. Elles attirent chaque jour une clientèle habitant ou travaillant aux alentours, qui viennent généralement s’y détendre à l’heure de la sieste ou après le dîner, et aiment à se retrouver entre habitués.

On est étonnés d’apprendre dans votre livre que les familles choisissent sciemment de donner le goût de l’opium à leur fils ou à leur belle-fille…. Pouvez-vous nous en donner les raisons ?
Il y a bien de quoi être étonné. J’ai moi-même cru pendant un certain temps qu’il s’agissait d’une généralisation abusive à partir de cas tout à fait exceptionnels, dans la veine d’une littérature abondante qui exagère et dramatise à l’excès les dommages causés par l’opium. Mais il s’est avéré pourtant que, sans être statistiquement très significatif, le phénomène est relativement répandu. Il s’agit de familles extrêmement aisées dont les rentes suffisent à assurer le train de vie sans que personne ne travaille. Le calcul fait par certains chefs de famille est que les jeux de hasard constituent leur seul risque de ruine : on peut perdre l’ensemble d’un patrimoine en l’espace d’une nuit, si l’on joue gros jeu. Au contraire, les dépenses causées par la consommation d’opium peuvent être considérables, mais sont forcément limitées. C’est donc à dessein, pour les garder le plus possible à la maison et les empêcher de courir les tripots, qu’ils incitent leurs fils à fumer l’opium.
Le cas des belles-filles est différent : il s’agit de jeunes veuves dont les beaux-parents veulent s’assurer, pour différentes raisons, qu’elles ne se remarient pas. Là encore, l’opium vise à leur ôter tout désir de sortir de la maison. On pourrait en forçant un peu le trait parler de camisole chimique avant l’heure.
Que représente aujourd’hui l’opium dans l’imaginaire chinois ?
L’opium n’est pas du tout un sujet de plaisanterie en Chine car la question est envisagée sous l’angle du nationalisme, et ce depuis plus d’un siècle. Aucune connotation littéraire ou parfum d’aventure. Les Chinois de nos jours apprennent tous à l’école que l’opium est un élément de l’agression impérialiste qu’a subi leur pays au XIXe siècle. Pour eux, la question de l’opium est d’ailleurs presque exclusivement associée à l’épisode des guerres du même nom.
Dans l’imaginaire chinois, cette drogue a causé des ravages extraordinaires et constitue l’une des causes fondamentales des difficultés et de l’abaissement de leur pays jusqu’au milieu du XXe siècle, ce qui dans un cas comme dans l’autre est du reste parfaitement inexact.
Avez-vous eu facilement accès aux documents chinois ? Sinon comment avez-vous fait pour vous documenter ?
L’accès aux documents chinois ne pose pas de difficultés particulières. Les problèmes sont apparus plutôt dans l’enquête d’histoire orale que j’ai entreprise : les questions relatives à l’opium suscitent parfois une méfiance (au demeurant tout à fait compréhensible) chez les témoins rencontrés.
Envisagez-vous de faire traduire votre livre en chinois ?
C’est évidemment un projet qui me tient à cœur, mais cela n’ira pas, je le crains, sans quelques difficultés.
Xavier Paulès viendra présenter son livre le 14 janvier à 18h, à la librairie Le Phénix à Paris, 72 bd de Sépastopol, dans le 3è arrondissement.
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>> Dans l’imaginaire chinois, cette drogue a causé des ravages extraordinaires et constitue l’une des causes fondamentales des difficultés et de l’abaissement de leur pays jusqu’au milieu du XXe siècle, ce qui dans un cas comme dans l’autre est du reste parfaitement inexact.
Eh bé, je m’attendais pas à un tel niveau d’intox. Ca avait pourtant bien démarré, le reste de l’article étant intéressant.
Petite remarque, m’sieu Paulès :
Soit les faits suivants:
– avant la généralisation de l’opium, le déficit commercial des puissances coloniales d’Europe par rapport à la Chine atteignait des niveaux abyssaux.
– après que les puissances coloniales (Royaume-Uni, France, etc.) aient mis en place et fortement développé la consommation d’Opium en Chine, bizarrement la balance commerciale s’est rapidement équilibrée et ensuite est devenue fort profitable aux Anglais.
– la 1ere guerre de l’opium (pour forcer le gouvernement impérial chinois à autoriser le commerce de… l’opium) est considéré comme « le point de départ qui aboutira à la chute du système impérial » (wikipedia).
Je pourrais en rajouter d’autres, mais rien qu’avec ça, il faut franchement être gonflé m’sieu Paulès pour dire qu’il est « inexact » (faux, quoi) de dire que « cette drogue a causé des ravages extraordinaires et constitue l’une des causes fondamentales des difficultés et de l’abaissement de leur pays jusqu’au milieu du XXe siècle ».
Ce n’est pas la seule cause, mais c’est bien l’une des causes fondamentales.
Et bien sûr, mais peut-être que c’est dans le livre, l’article ne mentionne pas que les Chinois n’avaient pas du tout de consommation d’opium en tant que drogue (à peine en pharmacopée) avant que les puissances occidentales (*) ne viennent faire leur marketing pro-drogue dure (pour rééquilibrer leur balance commerciale).
Roger Caratini a même écrit dans une encyclopédie (zut, elle est chez ma môman, peut pas recopier texto) que (de mémoire) « l’opium était inconnu en Chine avant que les occidentaux ne la leur impose ».
(*) Royaume-Uni en tête, avec notamment de l’opium produit à l’époque, sous contrôle colonial, en… Afghanistan. Comme quoi l’actualité n’est que de l’histoire recyclée.