Le fisc chinois lui réclame 15 millions de RMB. Mais l’artiste rebelle ne baisse pas les bras, Ai Weiwei, emprisonné au début de l’année, est toujours l’un des derniers intellectuels chinois à parler librement. Aujourd’hui la Chine l’a rencontré dans son atelier.

Le gouvernement chinois vous demande de payer 15 millions de yuans d’impôts. Il vous accuse de fraude fiscale. Est-ce vrai, a-t-il une raison légitime de faire cette demande ?
Si vous regardez avec attention, ils sont très adroits. Le bureau des impôts me dit que je ne suis pas accusé, que cela concerne une fausse société. La fausse société en question est une société pour laquelle j’ai travaillé en tant que designer. Le bureau des impôts me dit que cela n’a rien à voir avec moi, qu’il s’agit de cette société. Je ne suis pas le gérant, je ne suis pas le propriétaire de cette société, juste un designer. Alors je n’ai aucune idée de ce dont ils parlent. Mais durant ma détention, tout ce dont il m’ont parlé c’est de subversion du pouvoir de l’Etat, de mon blog, de mes interviews avec la presse étrangère…
Quand j’ai été relâché, je me suis aperçu qu’ils avaient dit qu’il s’agissait d’un problème d’impôts, rien à voir avec la politique ou les droits de l’Homme. Mais je comprends bien, la police m’a dit ouvertement « vous critiquez le gouvernement, alors nous voulons faire comprendre au monde que vous êtes une personne mauvaise, que vous avez un style de vie décadent, que vous avez des maîtresses et que vous mettez en ligne des photos pornographiques, que vous faites des transactions financières illégales… » Ce qu’ils veulent vraiment, c’est me punir pour mes activités sur internet. Ils me disent à moi que j’encours plus de dix ans de prison pour subversion du pouvoir de l’Etat, mais ils utilisent d’autres chefs d’accusation. Et ils annoncent au monde que je suis en détention parce que je suis le dirigeant de la société.
Pourtant, ils ne m’ont jamais officiellement arrêté, jamais officiellement mis en examen. Aucune de ces procédures n’est légale. Quand ils m’ont annoncé le montant de ce que je leur dois, je leur ai dit que si le moindre impôt était justifié par le droit fiscal, alors nous payerions jusqu’au dernier centime. Chacun est responsable, il ne doit pas y avoir d’exception. Mais s’il vous plaît, montrez moi les papiers, montrez moi comment vous arrivez à ce chiffre. La police a saisi tous les papiers de la société, ils ont arrêté le comptable. Et aujourd’hui, nous n’avons plus la possibilité d’examiner les originaux de ces papiers, pour comprendre quel est le fondement des accusations. Ils refusent de discuter avec nous.
C’est ridicule, on m’accuse d’évasion fiscale, ensuite on me dit que ce n’est pas moi qui suis concerné, mais une société, tout en annonçant au monde entier que c’est moi le coupable. Bien sûr, vous savez aussi bien que moi qu’il s’agit d’accusations politiques. Mais je ne laisserai jamais quelqu’un d’autre aller en prison, alors ils font bien attention à dire que je dois payer, sinon ma femme et les autres associés de la société risquent d’être arrêtés.
Que va-t-il se passer maintenant ? Vous ont-il donné un ultimatum pour le payement ?
Cela fait quatre mois que j’ai été relâché, et il n’y a eu aucun signal clair, sur quoique ce soit. Si ce n’est que la police vient en permanence me demander « et alors, ces impôts ? Vous avez l’argent ? » Je leur dis bien qu’il ne s’agit pas d’une question d’argent. Que peut-être ils me réclament trop, ou trop peu. Mais qu’ils me laissent voir les papiers, que nous discutions de ce problème. Bien sûr, ils refusent, ils ne font que rire en me répétant « tout ce que vous essayez de faire, c’est de nous faire changer d’avis. Mais croyez-nous, si l’Etat dit que vous avez un problème d’impôts, alors vous avez un problème d’impôts, vous comprenez ? » Je ne peux pas discuter avec la police. C’est elle qui gère le dossier, et qui fait pression sur le bureau des impôts pour qu’il me punisse.
C’est fréquent : ils ciblent quelqu’un pour raisons politiques, puis l’accusent de n’importe quel crime. Maintenant, ils me disent de payer, pour en finir avec cette histoire. Je dis d’accord, je suis prêt à tout payer, mais parlons-en, que les choses se fassent de manière ouverte, que tout le monde puisse voir, et en tirer des leçons.
Quand vous dites que vous allez payer, est-ce que c’est uniquement à condition de voir les papiers ?
Non, selon la loi, vous avez 15 jours pour payer, et après vous pouvez argumenter. Mais argumenter avec qui ? Le système judiciaire, la police, le bureau des impôts, c’est la même personne. Donc vous savez bien qu’il n’y aura jamais de résultat positif, mais vous devez tout de même saisir ce petit espace de discussion. Sinon, vous n’avez jamais la possibilité de discuter, et vous pouvez être mis en prison pour 7 ans, simplement parce que vous avez refusé de payer. Peu importe que vous ayez tort ou raison.
Vous allez donc verser 15 millions de yuans ?
Pas vraiment, nous avons des moyens de gagner du temps, en leur donnant une caution. Par exemple, la maison de ma mère. Ma mère me soutient énormément. Avec cette caution, nous aurons le droit de nous battre. Si nous perdons, nous mettrons la maison aux enchères, et nous payerons, car ma mère ne veut pas que qui que ce soit aille en prison. Mais nous perdrons sûrement, car leur motivation est politique et ils ne changeront pas d’avis.
Vous savez qu’ils ne changeront pas d’avis, et pourtant vous allez tout de même vous battre ?
Depuis le jour de notre naissance, nous savons qu’il est très dur de faire changer les choses, mais nous nous battons quand même. Nous nous battons pour notre vie, nous nous battons pour les gens qui ne peuvent pas se battre. Je suis un homme public, je peux parler, je peux vous accorder une interview aujourd’hui, mais des millions de personnes ne peuvent pas s’exprimer, toutes ces personnes qui subissent un système judiciaire qui, en Chine, n’est pas indépendant.
Que pensez-vous qu’il va se passer ? Avez-vous peur d’être à nouveau arrêté ?
Je n’ai pas peur, je suis au-delà de cela. J’avais peur, au début, et puis ils m’ont tout de même arrêté, et j’ai pu voir comment cela se passait en détention, comment ils me traitaient. Mais j’ai toujours le même problème : est-ce que je dois les laisser m’accuser à tort, ou est-ce que j’ai encore la possibilité de faire comprendre aux gens dans quelle société nous vivons. C’est très important, parce qu’après tout, la Chine représente un cinquième de la population mondiale, et devient de plus en plus forte. Même l’Europe doit venir la supplier pour de l’argent. C’est pour cela qu’il est important de prendre conscience de ce qui se passe vraiment ici.
Lors de votre détention, les gouvernements européens vous ont soutenu, ont demandé à la Chine de vous libérer. Pensez-vous que cette fois ils vous soutiendront, sachant qu’ils espèrent obtenir une aide financière de la Chine ?
Je compte sur la conscience et la bonne volonté de chaque individu. La dernière fois, les Français, les Anglais, les Américains, les Allemands m’ont beaucoup soutenu. Même des Indiens, des Russes ou des Hong-Kongais m’ont apporté leur soutien. C’est très important. Mais il y aussi une idée répandue, qui est que la Chine est puissante, que les économies européennes et américaines sont en difficulté, et qu’elles ont besoin de faire des affaires avec la Chine. Et dans ces affaires, les Européens et les Américains sont timides, n’osent pas demander des comptes sur les droits de l’Homme. Je pense que c’est une erreur. Je pense que le moindre accord passé avec la Chine nécessite une explication : d’où vient le profit, est-ce qu’on gagne de l’argent uniquement parce que les habitants de ce grand pays n’ont aucune liberté d’expression, parce qu’il y a beaucoup d’injustice, que le système judiciaire n’est pas indépendant, que le Parti est tout-puissant… Cela devrait être obligatoire pour les dirigeants occidentaux. S’ils ne le font pas, ce ne sont que des menteurs, ils font partie des méchants. Je pense qu’il n’y a pas d’excuses pour ceux qui détournent le regard. C’est leur responsabilité, et d’autant plus maintenant.
Vous être très connu en dehors de la Chine, mais pensez-vous que votre voix est entendue dans votre propre pays ?
Mon nom ne peut apparaître dans aucun média, on ne peut parler de moi nulle part en Chine, je n’ai jamais eu de grande exposition en Chine. Et pourtant, beaucoup de jeunes me connaissent grâce à Twitter. Twitter est interdit, mais ils ont des moyens d’y accéder, et mon nom est l’un des plus recherchés sur Twitter. Ils me soutiennent beaucoup. Un jour, ils ont lancé un appel à me prêter de l’argent, avec des contributions allant d’un centime à 1522 RMB, ce qui représente 0,01% de ce que je dois. Je n’ai pas besoin de cet argent, mais j’ai vraiment été touché par ce geste, par ces gens qui voulaient payer pour ma liberté. C’est devenu un mouvement, c’est très beau, j’ai reçu beaucoup d’argent de la part de ces personnes. Bien sûr, je leur rendrai tout cet argent, mais j’ai l’impression que ce genre de chose n’était jamais arrivé en Chine, qu’une personne qui est considérée comme un ennemi de l’Etat reçoive le soutien de la population. Ce que ces jeunes ont voulu dire, c’est que cette amende n’était pas seulement la mienne, mais aussi la leur, et qu’ils devaient le faire savoir aux autorités. J’ai été très impressionné. Vous voyez, finalement, l’Etat m’offre de belles opportunités. En tant qu’artiste, je ne pourrais pas toucher autant de gens, les musées ne s’intéressent qu’aux collectionneurs, aux acheteurs. Mais avoir ainsi des gens, qui ne verront peut-être jamais mon art, parler de cette histoire à leur mère, à leur enfant, raconter ce qui se passe, c’est beau. Ma vie prend enfin un sens.
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Il y a un truc vraiment mystérieux pour moi à la fin de cette interview. Il dit « les jeunes me connaissent grâce à Twitter ». Mais je pense que bien plus de chinois ont entendu parler de lui par QQ.
A-t-il dit « twitter » pour que les européens comprennent ? Ou pour faire de la pube à Twitter ? ou parce que personne ne parlerait de lui sur QQ ce qui serait tout de même invraisemblable ?
QQ est une messagerie instantanée. Tu t’adresse en privé a tes quelques contacts.
Twitter est une plateforme de blogging. Tu envois des messages de manière publique, tout le monde peut suivre ce que tu publies.
L’equivalent chinois de Twitter est Weibo. Mais est sujet a l’harmonisation.
J’entends bien, mais QQ, c’est le principe du « téléphone arabe », les nouvelles se répandent comme des trainées de poudres et il est impossible de les arrêter (avec une diffusion démultipliée par des groupes de diffusion), alors que le blogging est facilement contrôlable et traçable…
Bon, j’admets que comparer quantitativement la diffusion des infos sur Ai Weiwei par es vecteurs QQ ou Weibo ne doit pas être une tâche aisée vue la volatilité de QQ.
Mais Twitter peut-il vraiment peser un poids quantitatif comparable ? Je me pose la question sans avoir de moyen d’y répondre…
Twitter en Chine est totalement bloqué, et les VPN de plus en plus rare pour que les geeks puissent accéder aux sites bloqués. Donc Twitter n’a aucune influence en Chine. Aucune.
ou si peu…
Quantitatif non, qualitatif oui.
Twitter en Chine, se sont les « happy few ». Ceux qui ont les moyens et la chance de pourvoir accéder a ces informations. Se sont surtout ceux qui sont a la recherche de ces informations (harmonisées ailleurs). Surement aussi ceux qui sont le plus réceptifs aux messages de l’artiste. Ensuite c’est a eux de prendre le relai. Certains le font, sur Weibo par exemple le jour de sa sortie de prison.
Son pere est certainement plus connu que lui….
En Chine, il y a aujourd’hui encore plusieurs centaines de millions de personnes vivant avec moins d’1$ par jour. Donc essayer de mesurer le poids de ceux qui peuvent accéder à Twitter comparé à celui de ceux qui n’accèdent qu’à Weibo, c’est moyennement pertinent…
Comprenez bien qu’en Chine, les gens qui accèdent à internet sont loin d’être une majorité, et que parmi eux beaucoup d’entre eux comme chez nous ne sont que des Madame Michu, qui ne font que navigoter sur Taobao, sites de détente et consorts. Ce qui réduit encore le nombre d’intéressés potentiels.
Et bien que les médias colportent allègrement la folle expansion d’internet en Chine, pour le moment le nombre d’internautes tout compris n’arrive pas encore à la moitié de la population. La grande majorité de la population de la Chine ne voit des grandes villes que ce que la radio en dit, et pour ceux qui ont une télé, ce que CCTV en montre. C’est ça le danger des généralités : éclipser 2/3 de la population par des statistiques impressionnantes au premier regard, mais qui rapportées au milliard et demi d’individu font bien pâles figures.
Ça serait intéressant d’en faire une analyse pertinente, basée sur des chiffres précis, mais nos médias occidentaux préfèrent jouer la carte du sensationnel, et n’aborder que le côté « choc » du personnage et de ses actions, sans s’attarder sur son réel impact local. A l’étranger, de tout manière l’image de la Chine est déjà bien terne. Ici, à vue de pieds on peut honnêtement tabler sur le fait que les gens qui connaissent Ai Weiwei et ses actions en Chine ne représentent qu’un pouillième de pour-cent.
Oui, Med_, je crois que tu fais bien de ramener les choses à leur réelle importance. A cela près que l’accès à la télé passe largement les 95% (à vue de pieds, j’adore ton expression) alors que la radio est quasi inutilisée.
Presque tous les chinois ont un téléphone mobile, mais seul les jeunes ont un compte QQ (mais presque tous en ont un).
Les conditions de création d’opinions en Chine sont donc très particulières avec une jeunesse branchée sur des médias où circule un peu n’importe quoi, un poids familial souvent vécu comme une contrainte même si cette contrainte est plus que tolérée, une ancienne génération essentiellement téléspectatrice mais ayant vécu le plus noir de l’histoire de leur pays et n’aimant pas du tout en parler…
Ai Weiwei dans tout ça ? Quelle importance ? Pour eux, aucune. Mais qu’il dise « les jeunes me connaissent grâce à Twitter » a tout de même quelque chose de surprenant.
Quelque soit l’exacte valeur de nos supputations, il est évident que le nombre de jeunes chinois le connaissant grâce à Twitter est une goutte d’eau dans l’océan.
Tu nous illustres bien là ce que je disais juste avant : « presque tous les chinois ont un téléphone mobile ». En affirmant ça, tu considères que les 30% de la population qui n’en ont pas, c’est « presque rien »… Et pourtant, ça fait déjà 400 millions. 🙂
Sauf que je je serais surpris que 30% de la population n’ait pas accès à un téléphone mobile. Ou alors on trouve là-dedans les enfants, des conjoints d’un couple qui en a un…
Mais ceux sont en zone de non couverture ou qui n’auraient pas les moyens d’en avoir ne peuvent pas représenter 30% selon ce qu’on vu mes pieds…