Il y a deux manières de parler d’une ville comme Shanghai : celle des brochures en papier glacé de la propagande officielle, qui montrent les tours et les autoroutes, l’architecture d’avant-garde à la Manhattan ; et il y a celle de Jia Zhangke avec son documentaire « I wish I knew », sorti cette semaine en salles en France.

Le cinéaste chinois indépendant avait reçu une commande du gouvernement pour l’expo universelle de Shanghai ; il a préféré faire un documentaire à sa manière, esthétique et humain, qui glorifie moins une ville que les hommes et les femmes qui l’ont faite, souvent dans la douleur. (Voir la bande-annonce)
De passage à Paris le mois dernier, Jia Zhangke a expliqué sa démarche à Rue89 :
« J’ai donné la parole à des gens qui n’ont pas accès aux médias officiels. J’avais très envie de les entendre parler, pour que la parole ne soit pas monopolisée.
J’ai rencontré plus de 150 personnes, j’en ai interviewées et filmées 80, de tous les milieux, des ex-capitalistes, des artistes, des anciens mafieux, des militaires… Je n’avais pas de structure précise au début, celle-ci s’est imposée petit à petit. »
Ces personnages hors norme sont le fil conducteur du film, avec des récits qui tissent le lien entre le passé et le présent, entre les différentes vies d’une mégalopole qui a connu plusieurs métamorphoses au cours du XXe siècle et se réinvente encore au début du XXIe.
Les tabous de l’histoire officielle
On pense à la fille d’un des chefs de la mafia des années 30, qui raconte un mode de vie luxueux rappelant les mythes fondateurs de la ville, au descendant d’un capitaliste pré-Mao qui a chèrement payé son « appartenance de classe », ou encore à ces Taïwanais ou Hongkongais dont les familles ont fui Shanghai après l’entrée des « Martiens », ces soldats maoïstes décrits par Robert Guillain, l’envoyé spécial du Monde en 1949.
Jia Zhangke a habilement tissé sa toile en utilisant des extraits de films dont Shanghai est l’héroïne, ceux du Taïwanais d’origine shanghaienne Hou Hsiao-hsien, ou le fabuleux Chung Kuo d’Antonioni, tourné en 1972 et qui fut longtemps interdit en Chine. Et en tournant à sa manière dans le Shanghai d’aujourd’hui, entre décombres du vieux monde et tours rutilantes du nouveau.
Ce faisant, le réalisateur qui, depuis ses premiers films underground comme « Xiaowu, artisan pickpocket » ou « Platform » à la fin des années 90, poursuit un chemin original, enfonce quelques tabous de l’histoire officielle chinoise, donne un visage humain à des dates ou des faits diabolisés ou encensés dans les livres de l’Etat :
« Pendant trop longtemps, on nous a confisqué le droit d’expliquer l’histoire, restée le monopole du gouvernement. Beaucoup de gens sont ignorants de l’histoire de la Chine. C’est pour cela que j’ai donné la parole au fils d’un général du Kuomintang, ou à la fille d’un parrain de la mafia, et pas seulement à des héros du Parti communiste ».
Jia Zhangke assume ce parti pris d’avoir voulu « raconter l’histoire du point de vue de l’individu » :
« Ça ne m’intéresse pas de raconter l’histoire avec un grand “h”. En Chine, on met en avant le nationalisme et le patriotisme, et on nie l’importance de l’individu. Je veux respecter l’individu. »

Pourquoi avoir montré les « côtés sales » ?
Cette démarche n’est pas du goût de tous. Le film a attendu deux mois avant de recevoir le feu vert de la censure, juste à temps pour être présenté à Cannes l’an dernier.
Mais surtout, le réalisateur s’est heurté à la posture très nationaliste d’une partie de la jeunesse chinoise, en Chine même, mais aussi, et peut-être surtout, en diaspora. A Toronto et à Vancouver, deux villes canadiennes à fortes populations d’origine chinoise, Jia Zhangke a vécu des débats houleux. Il s’en amuse et s’en inquiète :
« Des jeunes nés au Canada m’accusaient d’avoir montré les mauvais côtés, sales, de la société, au risque de décourager les étrangers d’investir dans le pays ! Ces jeunes sont nourris à ce néopatriotisme, ils ne savent pas aimer leur pays autrement. Ils sont manipulés. »
Si ces réactions le « dépriment » et le « déçoivent » parfois, il poursuit sa route. Il s’apprête à tourner le premier volet d’une trilogie historique, centrée sur des moments-clés de l’avènement de la Chine moderne : la fin de l’empire au début du XXe siècle ; la guerre entre communistes et nationalistes à Shanghai en 1927 (la même période que « La Condition humaine » de Malraux que personne, jusqu’ici, n’a réussi à adapter au cinéma malgré les tentatives…) ; et enfin l’arrivée des communistes de Mao Zedong au pouvoir en 1949.
A 42 ans, Jia Zhangke a déjà construit une œuvre cinématographique considérable. Quand on lui dit que les historiens de l’avenir regarderont ses films pour comprendre à quoi ressemblait l’émergence de la puissance chinoise au début du XXe siècle, il sourit, flatté.
Aujourd’hui, son public ne comprend pas toujours sa démarche exigeante, à l’opposé des blockbusters, américains et chinois, qui dominent actuellement les écrans du pays.
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Ce dernier Jia Zhangke est-il visible en Chine ? et plus généralement, y-a-t-il en Chine un circuit d’art et essai ? Des noms de salles svp…
Des salles d’arts et d’essai, il n’y en a pas à proprement parler (à ma connaissance). En revanche, il y a plein de lieux qui diffusent des films d’art et d’essai. A Pékin, c’est le Brodway Theater (allias MOMA, près de dongzhimen), qui fait diffuse régulièrement des documentaires très variés dans sa bibliothèque, ou bien UCCA, à 798. Y’a aussi des projections de temps en temps à l’université de Pékin. Mais il est malheureusement très compliqué d’obtenir ces infos sans être branché sur le web chinois, notamment douban.
Sinon le film est dispo en chinois + sous-titres anglais sur internet.
On est au pays du piratage aussi, alors pourquoi se priver?
Curieux: Pierre Haski demande à Jia Zhangke: « Pourquoi avoir montré les côtés sales? »
Mais Pierre Haski aime bien lui-même montrer les cotés sales de la Chine : Pourquoi son titre d’article: « Jia Zhangke, cinéaste : « La Chine nie l’individu » » alors que dans l’interview Jia Zhangke déclare: « En Chine,… on nie l’importance de l’individu »! Une sacrée différence!
En tous les cas, un très beau film…
Merci pour les infos.