En décembre dernier, l’Organisation pour la Coopération et le Développement Economique (OCDE) publiait un bilan chiffré de la recherche chinoise, conduisant la presse à qualifier la Chine de deuxième puissance mondiale en R&D. Pour le numéro 37 de Connexions, Bernard Belloc, conseiller pour la Science et la Technologie près l’Ambassade de France en Chine, tient à distinguer les rêves d’avenir et les réalités du présent.
La Chine est-elle en train de devenir la deuxième puissance scientifique mondiale ?
Il est indéniable que l’effort d’investissement chinois dans le domaine de la R&D est colossal et s’accélère. La part du PNB consacrée par la Chine à la R&D a doublé en dix ans, passant de 0,6% en 1995 à 1,3% en 2005. Cela représente une augmentation moyenne des investissements en R&D de 20% par an dans un pays dont le PIB augmente de 10% l’an.
Dans certains secteurs et pour certaines institutions, la Chine prévoit même de doubler les dépenses de R&D d’un plan quinquennal à l’autre, ce qui rend effectivement tout à fait crédibles ses objectifs d’atteindre en 2020 une part de 2,5% de ses dépenses de R&D dans le PNB.
Cet effort soutenu est à mettre en rapport avec celui consenti aujourd’hui par la France (2,2%), les Etats-Unis (2,8%), le Japon
(3,1%) ou même l’Union Européenne (1,9%). Les objectifs dits de Lisbonne prévoient que l’Union Européenne devrait atteindre 3% du PIB consacré à la R&D à l’horizon 2010. Même si cet objectif a peu de chances d’être atteint, celui de 2,5% le sera sans doute.
L’ensemble du monde progresse. La Chine suit ce mouvement et son effort est plus spectaculaire, dans la mesure où, étant, en grande partie encore, un pays en développement, elle part de beaucoup plus bas.
Des chiffres en perspectives
Les dernières publications de l’OCDE estiment que la Chine pourrait passer dès 2006 à la seconde place en ma-tière de dépenses de R&D, avec 136 milliards de dollars, derrière les Etats- Unis (330 milliards de USD) mais devant le Japon (130 milliards de USD).
Le nombre des chercheurs travaillant dans le secteur de la R&D serait déjà de 923 000, plaçant là aussi la Chine en seconde position.
Que faut-il en penser ?
Ces chiffres ont besoin d’être mis en perspectives. Les dépenses sont calculées en parité de pouvoir d’achat (ppa). Or, cette base de comparaison internationale, considérée en général comme pertinente, ne tient pas compte du fait que les dépenses de R&D n’incluent pas uniquement des dépenses de salaires ou liées à l’acquisition de biens et de services courants. Elles recouvrent aussi les équipements scientifiques utilisés en Chine dont la quasi-totalité sont achetés à l’étranger, au Japon ou en Occident.
L’indice utilisé pour transformer une dépense courante en dépense équivalente en ppa n’est pas adapté pour ce type de frais, payés à des prix occidentaux. Or, le biais introduit par l’application de ce mode de calcul est important, puisqu’il fait varier les chiffres d’un rapport de 1 à 5.
D’autre part, en Chine, la notion de chercheurs n’est pas la même. Alors que dans les pays occidentaux et au Japon, ce mot désigne majoritairement des personnes titulaires d’un doctorat ou d’un PhD, en Chine, le terme approprié serait plutôt « personnes employées dans le secteur R&D.» En réalité, le chiffre de 923 000 chercheurs représente en Chine moins de docteurs que dans les pays développés.
Chine versus Europe
Allons plus loin. Même si l’on admet que la Chine arrive en seconde position en 2006 en tant que pays, c’est bien avec l’Union Européenne qu’il faut la comparer. Compte tenu de la densité des liens et des réseaux scientifiques au sein de l’Union Européenne, il est pertinent de considérer celle- ci comme une véritable entité pour ce qui est de la R&D.
Or celle-ci reste solidement installée à la seconde place avec un peu plus de 230 milliards de dollars de dépenses de R&D pour cette année. Sans compter qu’une partie des dépenses de R&D faites en Chine le sont par des entreprises japonaises ou occidentales, ce qui, indirectement, renforce aussi le potentiel R&D des pays concernés. De fait, l’Union Européenne est de plus en plus solidement installée à la première place des publications scientifiques, avec une part de 36,4% des publications scientifiques mondiales majeures, contre 31,4% pour les Etats-Unis, 9,9% pour le Japon et 6% pour la Chine. L’Europe reste aussi le principal continent de formation des scientifiques : 2,1 millions d’ingénieurs, docteurs et diplômés de masters, contre 2 millions aux Etats-Unis et un peu moins de 200 000 en Chine.
Au sein de l’Union Européenne, la France est d’ailleurs le plus gros pays formateur de scientifiques, devançant même l’Allemagne pour le nombre d’ingénieurs formés chaque année. Seul le niveau doctoral marque une faiblesse dans la formation des cadres scientifiques de très haut niveau.
En nombre de chercheurs, l’Union Européenne se situe juste derrière les Etats-Unis avec respectivement 1 178 916 chercheurs et 1 334 800.
Et si l’on rapporte le nombre total de chercheurs à celui de la population nationale, la performance chinoise est encore moins forte, la Chine n’ayant que 7 chercheurs pour 10 000 habitants alors que la France en compte 32.
Faiblesse de la recherche fondamentale
Autre problème : si on rapporte les dépenses de R&D aux résultats de celle-ci, que ce soit en termes de production scientifique ou de dépôt de brevets, le manque de productivité de la recherche chinoise est flagrant. Toutes les données témoignent de la faiblesse de la recherche fondamentale chinoise. La part du PIB consacrée à la recherche fondamentale est en Chine de 0,07 %, alors qu’elle est de 0,5% aux Etats-Unis et de 0,53% en France.
Si les scientifiques chinois signent environ 6,5% des publications scientifiques parues dans le monde (6% pour les scientifiques français) avec une augmentation de 300% en 10 ans, le taux de citation, mesurant l’impact des résultats publiés est très bas, avec 1,56%. Or l’histoire économique récente, y compris celle du Japon, montre que si des effets de rattrapage peuvent se produire, il n’y a pas de pays leader dans le domaine de l’innovation industrielle qui ne le soit ou ne le devienne aussi en recherche fondamentale, au moins pour quelques grands secteurs scientifiques. C’est loin d’être le cas de la Chine pour l’instant.
Des faiblesses structurelles importantes
Pourquoi ces carences dans la R&D chinoise? Des facteurs structurels l’expliquent. D’abord la coexistence de la China Academy of Science (CAS) et des meilleures universités dans la recherche publique génère une concurrence parfois trop forte et des doublons porteurs d’inefficacité et de gaspillages. Le débat existe y compris dans les milieux dirigeants chinois, notamment au ministère de l’Education Nationale, qui exerce sa tutelle sur la plupart des universités.
Dans quelques domaines majeurs, notamment les nanotechnologies et les biotechnologies, quelques tentatives de regroupements de laboratoires dépendant d’Universités et de la CAS ont été faites, mais elles sont encore trop récentes pour en apprécier l’impact. Il est intéressant de noter que c’est un débat que nous retrouvons en France sur les rôles respectifs des Grandes Ecoles,
des Universités et des organismes de recherche dans le dispositif français de recherche.
Les récents Campus de recherche créés en France, en octobre 2006 (réseaux thématiques de recherche avancée) correspondant d’une certaine façon aux regroupements que les autorités chinoises essaient d’opérer entre des « Key laboratories » dépendant de la CAS et des Universités.
Etre chercheur en Chine ou à l’étranger
La révolution culturelle, en outre, a entraîné de très graves déséquilibres démographiques dans les rangs des chercheurs seniors établis en Chine.
Résultat : les jeunes doctorants et docteurs chinois sont mal encadrés dans les laboratoires chinois et la Chine a fait de très gros efforts pour faire former ses thésards à l’étranger et attirer des chercheurs étrangers seniors dans ses laboratoires. Mais elle se heurte à l’attractivité des Etats-Unis et de l’Europe qui peut être aussi un facteur de handicap. La Chine qui pratique une politique active pour convaincre les chercheurs chinois établis à l’étranger de revenir travailler en Chine, connaît des résultats mitigés. Les avantages fiscaux accordés aux scientifiques chinois établis à l’étranger lorsqu’ils créent des entreprises à leur retour en Chine sont indéniablement des outils efficaces. Ces dernières années, on estime que, parmi les quelques 10 000 Chinois qui sont revenus en Chine, 4 000 ont créé une entreprise. Mais nombreux sont ceux qui ne reviennent pas.
D’après l’OCDE, seulement un tiers des 460 000 Chinois partis étudier à l’étranger depuis l’ouverture du pays serait revenus. Et, alors que le nombre de Chinois étudiant à l’étranger explose littéralement (39 000 départs en 2000, 117 000 en 2003), cette explosion ne semble pas s’accompagner d’une explosion des retours. L’attractivité des conditions de travail dans les principaux pays occidentaux explique l’attitude des jeunes chinois les plus brillants. Les scientifiques chinois gardent souvent un pied dans les pays où ls ont suivi leur formation et sont de facto à cheval sur deux activités professionnelles. Le gouvernement chinois a su profiter de cette double appartenance en appliquant une défi nition très culturelle et très pragmatique de la citoyenneté chinoise: un Chinois né en Chine reste chinois, quelle que soit la nationalité de son passeport.
Et cette double activité professionnelle a permis de construire des ponts entre grands laboratoires scientifi ques étrangers et entreprises innovantes en Chine, assurant ainsi dans certains secteurs une grande fluidité entre recherche scientifique faite à l’étranger et la valorisation menée en Chine. Cette fluidité est favorisée par la très faible régulation des liens entre recherche académique et entreprises en Chine.
Les chercheurs les plus brillants sont requis très rapidement après leur thèse par leurs laboratoires pour leur procurer des financements complémentaires auprès des entreprises et fi nissent souvent par franchir le pas. Une pratique sans doute très positive
pour les entreprises chinoises de haute technologie, mais qui ne contribue pas à combler les besoins d’encadrement des jeunes chercheurs chinois, ni, encore moins, le retard chinois en ce qui concerne la recherche fondamentale.
Un long chemin à parcourir
Reste que l’effort de la Chine en matière de R&D est absolument indiscutable. L’accélération est de son côté et la décélération du côté du monde occidental en général, avec des positions diversifiées selon les pays. La Chine est en ordre de bataille et fait l’effort nécessaire pour devenir une puissance scientifique et technologique d’une réelle autonomie dans sa capacité d’innovation. Le rattrapage est en cours, même s’il n’aura certainement pas lieu à très court terme. Si elle continue à ce rythme, la Chine sera un jour la seconde voire la première puissance mondiale en R&D. Mais cette perspective est encore largement inscrite dans le futur et reste à concrétiser, avec tous les risques que cela comporte. L’écart actuel entre la Chine et les principales puissances scientifiques du monde (Etats-Unis, Union Européenne et Japon) est encore plus que confortable, d’autant que ces dernières ne resteront certainement pas l’arme au pied.
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