Sculptures ou photographies, les travaux de Liu Bolin interrogent la place de l’individu dans la société chinoise contemporaine. Il vit et travaille à Pékin. Portrait en partenariat avec Connexions, le magazine de la Chambre de Commerce et d’Industrie Française en Chine.

Liu Bolin est avant tout un sculpteur. Il modèle la matière « depuis toujours », depuis sa première statuette d’argile à l’âge de 13 ans.
Après un diplôme de sculpture obtenu en 1995 à l’Université des Beaux-Arts du Shandong, il enseigne la sculpture pendant quatre ans, puis décide de venir à Pékin en 1999 pour deux années d’études supplémentaires à l’Institut des Beaux-Arts de Chine.
Devenu un « mauvais élève » du Parti communiste chinois après avoir été enjoint de l’intégrer en tant qu’ « excellent artiste », il s’en fait exclure. S’ensuit une longue période de pain noir, « aucune unité de travail ne voulait de moi » se souvient-il.
Sa production artistique consiste alors essentiellement en caricatures de soldats-paysans-ouvriers. « Dans la société chinoise, l’individu ne compte pas, c’est l’unité de travail qui décide de son sort. Ce n’est pas moi qui ne voulais pas travailler. J’étais simplement un étudiant qui a terminé ses études et qui ne trouve pas de place. En Chine, le système de progression est encore linéaire : au plus bas de l’échelle, il y a un jeune, au milieu il y a une personne d’âge intermédiaire, en haut, une personne âgée. Chacun accepte et respecte ce système, à moins d’avoir un réseau et des protections. Moi, j’avais le sentiment d’être excédentaire, d’être un surplus inutile » explique-t-il.
En 2005, la démolition de son atelier dans le quartier des artistes de Pékin où il a trouvé refuge anéantit le dernier soupçon de confiance qu’il garde en lui-même et en la société et marque, simultanément, le point de départ de son oeuvre. « C’est à ce moment-là qu’est né en moi le concept de disparition de l’individu ».
Camouflages
Il se lance alors dans un projet alliant performance et photographie, une série qu’il intitule « Camouflages » et qu’il poursuit jusqu’en 2008. Il met en scène des corps d’homme et /ou de femme — très souvent aussi le sien — peints, intégralement, des mêmes couleurs que le lieu devant lequel ils posent, si bien que les êtres se fondent littéralement dans le paysage. La réalisation est parfaite, l’illusion
est troublante.
Au premier regard, la présence humaine n’est quasiment pas discernable. C’est une petite irrégularité dans les volumes qui attire l’oeil, juste avant la compréhension. Piquée, la curiosité se met en branle et chaque photo devient alors un jeu : « trouver l’intrus ».
Mais Liu Bolin dénie radicalement la part ludique de son travail. Derrière ses yeux espiègles et son sourire encadré de fossettes, les mots se font froids, le ton sérieux « Il n’y a aucun jeu là-dedans, mon travail est profond et sombre » revendique-t-il — un lien qu’il ne veut pas faire entre l’humour et le désespoir ?
Et certes, ces hommes devenus transparents, ces individus ravalés au rang de « défaut dans le paysage » bouleversent par leur beauté tragique. Les corps sont silencieux, les yeux sont clos, comme autant d’inquiétantes apparitions fantomatiques. Chargés de sens sociologique et politique, les décors qui avalent les silhouettes renforcent l’impression d’une comédie humaine absurde. Les valeurs sont inversées : l’homme habituellement au premier plan occupe ici l’arrière-plan.
Ces lieux envahissants sont essentiellement urbains, ils appartiennent au quotidien, parfois à l’Histoire : un mur écroulé, le bitume d’une avenue, un arrêt de bus, des panneaux d’affichage, des messages de propagande sur la limitation des naissances et l’obligation de voter, ou encore le mausolée de Mao.
Reconnaissance
Parallèlement à ce travail, Liu Bolin continue de sculpter. Art de la dissimulation encore, mais cette fois avec des statues d’hommes alignés, sans têtes, leurs mains rouges à hauteur des yeux, ou des petits hommes monochromes et maigrelets, à la tête disproportionnée et au visage sans yeux (série « Red Hand »). « L’homme avance à l’aveugle dans le monde, il ne voit pas clair. Il se cache à lui-même certaines choses, on lui en cache aussi. » commente-t-il.
Liu Bolin explore encore le thème de la disparition avec des installations de sculptures enflammées (série « Burning man »).
Des hommes métalliques, debout, brûlent continuement sans pourtant se consummer. Le spectacle de ces autodafés sans fin est dérangeant et réclame des explications. Liu Bolin répond, laconique : « Dans la tradition chinoise, l’élément “feu” est associé à la couleur rouge qui est celle de la nation chinoise. L’homme en brûlant devient rouge. Ces statues reflètent la réalité chinoise…» Liu Bolin poursuit ses démons.
Il a, en quelques années, gagné une reconnaissance internationale et est aujourd’hui une figure importante de la scène contemporaine chinoise. En 2008, une galerie anglaise lui a commandé une série de « Camoufllages » en plein Londres et plusieurs ouvrages lui ont déjà été consacrés (dont, en bilingue chinois/anglais Works of Liu Bolin publié par HotSunArtSpace en 2007 et Liu Bolin en 2009). Ses travaux sont régulièrement exposés en Asie, en Europe et aux Etats-Unis.
Il se consacre actuellement à la conception de nouveaux projets, « très différents de ce qu’il a déjà fait et complexes à réaliser par l’ampleur de leur mise en scène ». Patience.
Le site de Connexions, le magazine de la Chambre de Commerce et d’Industrie Française en Chine : http://www.connexions.ccifc.org/
