La Chine compte deux prix Nobel sur son sol, aux destins radicalement opposés. L’un, l’écrivain Mo Yan, est célébré par les autorités ; l’autre, l’intellectuel Liu Xiaobo, est en prison pour ses opinions ; et sa femme Liu Xia est assignée à résidence depuis l’attribution du prix Nobel de la paix à son mari il y a deux ans.

Mo Yan, le Prix Nobel de littérature 2012, est assurément un grand écrivain, mais il a manqué une occasion de montrer qu’il est aussi un citoyen capable de se hisser à a hauteur du prix international qui lui a été décerné.
Il a raté, à Stockholm, son « examen de passage », sa conférence du prix Nobel, vendredi, qui était attendue comme un test par ses nombreux détracteurs qui lui reprochent sa timidité politique, et sa participation aux rouages du pouvoir communiste chinois.
Tout ce weekend, les dissidents et de nombreux internautes chinois se sont déchaînés contre l’écrivain qui a commis la grande maladresse, dès son arrivée à Stockholm, de justifier la censure, puis, dans son discours, de tenter de prendre ses distances avec la politique.
« Il nous a vendus »
« Nain », « vendu », « suppôt de Pékin », des mots très durs sont adressés à Mo Yan, qui est par ailleurs vice-président de l’Union des écrivains chinois, une organisation très officielle.
Mo Yan a mis en avant son écriture, sa mise en scène de la société chinoise, privilégiée à un quelconque engagement politique.
Ai Weiwei, l’artiste dissident, qui incarne à l’opposé la posture de l’écrivain engagé par excellence, a rétorqué sur Twitter :
« En parlant de sa naration, Mo Yan ne fait que couvrir la réalité et se cacher. C’était impuissant, moche, une trahison, il nous a vendus ».
« Transcender le politique »
Le texte de Mo Yan mérite toutefois d’être lu attentivement, car il explique en détail sa démarche.
Nul ne peut nier en effet que, dans son oeuvre, l’écrivain évoque des situations ou des tabous de la société chinoise de manière dérangeante pour le pouvoir. Mais il le fait de manière fictionnelle, refusant de s’engager dans la société. Il revendique le droit à la littérature seule, au-dessus de la mêlée, au-dessus de la politique :
« Lors de l’écriture de romans comme La mélopée de l’ail paradisiaque romans qui collent de près à la réalité sociale, la question la plus grave qui s’est posée à moi n’a pas été de savoir si oui ou non j’avais le courage de mener une critique contre les aspects sombres de la société, mais si cette ferveur et cette colère dévorantes que je ressentais n’allaient pas laisser le politique l’emporter sur le littéraire, faire de ce roman la chronique d’un fait de société.
L’écrivain fait partie de la société, il prend tout naturellement position et a son propre point de vue, mais lorsqu’il passe à l’acte d’écrire, il doit se placer sur le plan de l’humain, et décrire tous les hommes à partir de ce point de vue.
C’est ainsi seulement que la littérature, tout en initiant l’événement, le transcende, qu’elle s’intéresse au politique tout en se plaçant sur un plan supérieur.
Peut-être la vie difficile que j’ai menée pendant si longtemps m’a-t-elle donné une compréhension assez profonde de la nature humaine.
Je sais ce qu’est le vrai courage et aussi ce qu’est la vraie compassion. Je sais que dans le cœur de chaque homme il y a une zone d’ombre que l’on peut difficilement cerner à l’aulne du vrai et du faux, du bien et du mal, or cette zone offre à l’écrivain un vaste champ où déployer son talent.
Toute œuvre qui dépeint de façon juste et vivante cette zone d’ombre faite de contradictions, nécessairement, transcendera le politique et présentera les qualités que l’on attend de l’excellence en littérature. »
Liu Xiaobo antithèse de Mo Yan
Difficile de « transcender le politique » quand on vit dans une société où un autre prix Nobel, le seul actuellement au monde, est emprisonné pour ses idées. Liu Xiaobo, prix Nobel 2010, a été condamné à onze années de prison pour avoir rédigé la « Charte08 », un manifeste pour la démocratie en Chine, signé par des milliers d’intellectuels et de citoyens chinois au péril de leur liberté.
Le jour où le prix Nobel lui a été attribué, Mo Yan a exprimé le voeu que Liu Xiaobo recouvre « très vite » la liberté, et « en bonne santé ». Il a refusé de le répéter depuis, notamment lors de sa conférence de presse à son arrivée à Stockholm, alors qu’il prononçait ces paroles malheureuses pour justifier le principe d’une censure, comparée aux contrôles de sécurité qu’il avait subis à l’aéroport avant de partir.
Mo Yan vs Liu Xiaobo, le grand écrivain protégé de la politique contre l’intellectuel qui risque sa liberté pour son idéal : le contraste est d’autant plus saisissant que Liu Xia, la femme du Nobel emprisonné, est miraculeusement sortie de son silence vendredi.
« Kafka n’aurait pas pu écrire quelque chose d’aussi absurde »
A trois jours de l’anniversaire du prix Nobel de la paix attribué en 2010 à Liu Xiaobo, une équipe de journalistes de l’Associated Press a réussi à entrer dans l’appartement de sa femme, Liu Xia, à Pékin, profitant du repas des vigiles chargés de la garder.
La jeune femme a été assailie par l’émotion en recevant les journalistes, comme le montre cette courte vidéo tournée dans l’appartement. Elle a expliqué sa situation :
« C’est tellement absurde. Je pensais être préparé émotionnellement aux conséquences du prix accordé à Liu Xiaobo. Mais je n’avais pas imaginé ne pas pouvoir quitter ma maison une fois qu’il aurait eu le prix. C’est également absurde. Kafka n’aurait pas pu écrire quelque chose d’aussi absurde et incroyable »
Liu Xia n’a évidemment jamais été condamnée à quoi que ce soit, et elle est victime d’un arbitraire absolu.
Elle a expliqué qu’elle est juste autorisée une fois par mois à rendre visite à son mari dans sa prison, située à 450 Km au nord-est de Pékin.
Cette vidéo terrible est d’autant plus embarrassante pour Mo Yan, qu’au même moment, une quarantaine d’intellectuels chinois ont pris le risque de signer une lettre ouverte, sous l’égide du Pen Club, l’association internationale défendant les écrivains, pour demander la libération de Liu Xiaobo. Mo Yan ne fait pas partie de la liste.
Une autre pétition en faveur de Liu Xiaobo et Liu Xia, internationale celle-là, initiée par Desmond Tutu, le prix Nobel de la paix sud-africain, a réuni 134 signatures de prix Nobel, toutes catégories confondues. Là encore, sans Mo Yan.
Au lieu d’être un moment de joie et d’unité, la cérémonie de remise du prix Nobel, lundi à Stockholm pour la littérature, et à Oslo pour le Nobel de la paix, se déroulera avec en toîle de fond ce clivage profond opposant deux visions de la posture de l’intellectuel dans une société autoritaire.
Mo Yan, un homme au parcours impressionnant, né dans une famille paysanne pauvre du Shandong, qui a connu la famine et l’exclusion scolaire, avant de devenir écrivain au sein … de l’armée populaire de libération, en a trop vu pour ne pas apprécier la Chine actuelle, imparfaite mais plus apaisée par rapport à ses convulsions passées.
Liu Xiaobo, à l’opposé, place la barre très haut dans son idéal d’une société libre et démocratique, comme le montre la Charte 08 qu’il a initiée en prenant exemple sur Vaclav Havel et les dissidents tchèques de la Charte 77. Il a montré toute sa vie d’adulte, avec des aller-retours incessants en prison, et des textes d’une force morale incroyable, qu’il ne renoncera pas à cet idéal, au prix de sa privation de liberté.
« I have no enemies »
Parmi les hommages à Liu Xiaobo, à l’occasion du deuxième anniversaire de son prix, cet extrait de sa plaidoirie personnelle à son procès, intitulé « I have no enemies », « je n’ai pas d’ennemis », contenant en particulier une belle déclaration d’amour à Liu Xia, qui paye elle aussi un prix fort pour cette relation.
Un texte lu en polyphonie par cinq écrivains, Salman Rushdie, Seamus Heaney, Ariel Dorfman, Mark Kilroy, Adam Shapiro, et mis en images d’animation par Trish McAdam dans le cadre du Pen Club International.
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Si la charte 08 n’avait été qu’un manifeste pour la démocratie, Liu Xiaobo n’aurait peut-être pas fait une journée de prison et n’aurais pas non plus été prix Nobel.
Était-il vraiment impossible de rédiger un manifeste pour la démocratie qui ne soit pas aussi ouvertement un manifeste contre le pouvoir ?
Était-il vraiment nécessaire d’être emprisonné pour que ce manifeste ne soit pas oublié ? Chacun ses stratégies, sa façon de tenter de changer les chose selon son style, son caractère, ses compétences.
Pourquoi opposer ces deux hommes ?
Comme s’il suffisait d’aller en prison pour être crédible. Mais tout le monde peut aller en prison. C’est très facile.
Euh… tu l’as lu la charte?
http://fr.wikipedia.org/wiki/Charte_08
C’est simplement un appel à la démocratisation de la Chine. Même pas un truc alambiqué ou particulièrement exigeant (il ne demande pas la révocation des dirigeants ni même qu’ils soient jugés)…
Donc, si, après lecture, la charte 08 n’est qu’un manifeste pour la démocratisation de la Chine et si, ça coute 11 ans de prison.
Mais je t’invite à mettre sur ton blog sina.com ta proposition de démocratisation de la Chine et nous verrons combien de temps il te faudra pour revenir nous dire bonjour.
Dans ton cas, n’étant probablement pas un activiste depuis 20 ans et avec une audience ne dépassant pas les trolleurs d’ALC, tu t’en sortiras certainement avec ton blog fermé et une visite au commissariat du coin pour « faire connaissance ».
Mais rééssaye pendant 20 ans et tu devrais cotoyer certaines personalités célèbres.
Contrairement à ce que voudraient croire certains en Occident, le Prix Nobel de Littérature n’est pas un Prix de la démocratie, de même que contrairement à ce que voudraient croire certains en Chine, le Prix Nobel de Littérature est accordé à un auteur, et non à un pays.
Au risque de heurter certains, je récuse l’expression « se hisser à la hauteur du prix international qui lui a été décerné ». Le prix Nobel qu’a reçu Mo Yan ne lui impose aucune opinion politique.
Lem, je l’avais lu en son temps, cette charte. Je n’arrive plus à y accéder (la cybercensure ayant fait quelques progrès…). Je me souvient d’un début, avant les propositions copier-coller de diverses constitutions démocratiques, comportant des critiques ouvertes du parti et de son bilan. Ce type de critique chez nous tomberait sous le sens au point que personne n’y prêterait attention. Mais en Chine…
Après, tu as raison sur le fait que c’est la répétition et la ténacité dans ce type d’action qui mène au trou. Et en tant qu’étranger, nous pouvons tout nous permettre. Au pire, un jour, on aurait peut-être des difficultés à obtenir un visa. Et encore.
Je suis admiratif pour un Liu Xiaobo qui s’engage à ce point pour faire changer les choses. Mais pourquoi mépriser Mo Yan qui en définitive a peut-être plus de chance de contribuer au progrès ? C’est un peu ça que je trouve dommage.
Pense à un type comme Georges Brassens, qui n’a jamais eu un vers politique dans ses poèmes. Action politique zéro. Mais en terme d’efficacité sur la marche de notre petit pays vers la liberté…
@jean : Etonnant, je me suis fait la même réflexion ces derniers jours, je veux parler du parallèle entre la façon de « s’engager » de Georges Brassens et celle de Mo Yan. Dans un entretien radio avec Philippe Nemo, il prenait l’exemple de la peine de mort, contre laquelle il avait écrit « le Gorille ».– il dit : « J’ai pas dit « mort à la peine de mort » bien sûr, mais parce que ce n’est pas mon style. Je suggère les choses plus que je ne les dit. Il faut que ce soit vous qui vous disiez « Brassens, là, prend position contre la peine de mort ».
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Pour ma part je trouve que ces dissidents qui insultent Mo Yan sont injustes. D’une part il est quand même très virulent -à sa façon -dans ses bouquins, et puis il a tout de même déjà appelé à la libération de Liu Xiaobo une fois, ce qui est déjà courageux! D’autre part, ces dissidents ont fait le choix de sacrifier leur vie personnelle à leur engagement politique – notamment car celui-ci les force à l’exil. Mais tout le monde n’est pas prêt à cela – sans que cela ne soit par lâcheté – et je trouve dommage qu’ils ne le comprennent pas.
Un Brassens manque à la Chine. Casser un système, tout mettre par terre, c’est secondaire. Préparer les esprits et les mentalité à une autre forme de société, c’est une autre paire de manche et ça doit se faire avant, bien avant. Je ne crois pas que Brassens ait jamais eu cette prétention, mais c’est pourtant ce à quoi dans les faits il a largement contribué. Hélas son influence a connu des limites…
Bref, J’espère qu’il est d’autres Moyan, peut être moins reconnus, mais populaires, qui, dans leur langage, avec leur personnalité et à l’écart des meutes œuvrent à une évolution humaine positive.
Ce n’es pas tres intelligent de la part des Ai Wei Wei et autres revolutionnaires de braquer Mao Yan.
S’ils voulaient obtenir son opposition a leur mouvement, ils ne pouvaient pas faire mieux. Des mots plus doux et une critique constructives auraient ete bien plus efficaces.
Ca montre qu’ils ne sont pas de fins politiques ces « liberaux ».
Peut etre que c’est mieux qu’ils ne soient pas a la tete de la Chine. Sinon, ce pays se retrouverait avec une equipe d’incompetents au sommet de l’Etat et regresserait en terme de bien etre et de puissance, comme la France regresse depuis un certain temps.
Un Brassens (et donc Mao Yan) est utile pour faire ouvrir les yeux des auditeurs/lecteurs. Par contre, du constat à l’engagement actif pour ses idées, il y a une marche. Et ce sont des gens comme Liu Xiaobo ou Ai Weiwei (ou Gandhi) qui montrent le chemin de l’engagement pour ses idées.
Ils sont donc complémentaires puisque Liu Xiaobo n’aura sans doute pas dans son audience des gens qui n’en sont pas encore à questionner le monde dans lequel ils vivent. Alors que Brassens (ou Mao Yan) le peuvent.
Du coup, il me semble que ce qui frustre les plus avancés (les activistes) c’est que Mao Yan n’utilise pas la caisse de résonnance de son prix Nobel comme eux aurait aimé le faire…
@EnDirectDeChine
Tu confonds compétence d’un gestionnaire et compétence démocratique.
Si en Occident il faut les 2 (et sans doute bien d’autres) pour être à la tête de l’État, je ne suis pas sûr que la compétence démocratique soit nécessaire en Chine…
Leur dirigeants ne savent même pas débattre en public ni même répondre à une question de journaliste…
D’ailleurs, lorsque l’on étudie un peu le détail des évênements de Mai 1989, on voit que c’est un art dificile que très peu de chinois ont eu l’occasion d’exercer. Je me souviens d’un cas d’étudiants qui s’opposaient à d’autres étudiants sur un problême lié au mouvement devant une prof de leur fac. Les premiers voulaient empêcher les seconds de parler pour exposer leurs arguments. Il a fallut que la prof leur fasse remarquer que c’était exactement ce musèlement qu’ils reprochent au gouvernement communiste… 🙂
Comme quoi, être démocrate, il faut l’apprendre.
Mon opinion des activistes démocrates dans un pays franchement ignorant de ce côté là, est qu’ils sont forcément des débutants.
Les disqualifier pour incompétence sans les laisser faire leurs armes, c’est un serpent qui se mord la queue.
@EnDirectDeChine
Les activistes d’aujourd’hui n’arriveront pas au pouvoir le jour où la Chine fera sa mue démocratique. Le jour venu, ils seront trop peu connus du grand public chinois, et trop déconnectés des rouages de la société du fait de leurs longues années de détention ou d’interdiction de communication. Ils seront au plus à des postes honorifiques. Ce seront ceux qui se lèveront au moment où le pouvoir s’effritera suffisamment pour qu’ils soient dans le mouvement pendant la transition.
Par ailleurs, si la puissance de la Chine se mesure au nombre des pays – voisins ou non – qui la considère comme une nation hostile, je préfère la France.