Du Hiphone et du Nckia à la fausse émission du Nouvel an chinois, la Chine est touchée par le phénomène « Shan Zhai ». S’agit-il d’un manque de créativité ou d’un moyen d’exprimer à sa façon une vision différente des choses ?

2008 fût une année riche en événements pour la Chine. De la tempête de neige paralysante du début de l’année au cataclysmique séisme du Sichuan en mai; des farouches émeutes tibétaines au sournois lait contaminé; des historiques JO de Pékin à la crise financière globale sans précédent, en passant par le triomphal lancement du vaisseau spatial Shenzhou 7.
Pourtant, les Chinois ont qualifié unanimement 2008 d’un autre terme: l’année « Shan Zhai », un mot tout frais pour les oreilles occidentales.
La société chinoise est une masse forte, en capacité d’absorber les chocs dont le monde extérieur se sert trop souvent comme prisme pour l’observer et l’analyser. La population est dotée d’un fatalisme lui permettant d’y résister. Le changement de cette société pourrait bien venir de l’intérieur et, pourquoi pas, du phénomène « Shan Zhai ».
Venez faire un petit tour dans l’un des nombreux marchés de gros de la capitale, au rayon des produits électroniques, stand après stand, les têtes fourmillent, en quête d’un Hiphone ou d’un Nckia, à distinguer avec soin du Iphone ou du Nokia.
Ne prononcez pas le mot “copie” avec mépris trop tôt. Même sur des marchés de faux, les vendeurs jureront leurs grands dieux que les leurs sont les vrais de vrais, pourtant sans croire un seul instant que l’on puisse les prendre au sérieux. Tandis que pour les Hiphone ou les Nckia , les vendeurs ne chercheront pas à tromper leurs clients qui eux, par contre, espéreraient les faire passer pour de vrais produits de marques.
Si vous apercevez dans la rue un Min Gong (ouvrier migrant) avec un portable cumulant deux cartes sim, la télévision portable et l’écoute main libre, ne soyez pas surpris s’ils vous annonce l’avoir eu pour 500 yuans. Vous avez devant vos yeux un véritable portable Shan Zhai.
Posture triomphale sur le marché
“Shan Zhai”, littéralement « hameau », désigne les petites usines fabriquant des produits semblables à quelques détails près à ceux des marques. Ces infinitésimales nuances les distinguent de la contrefaçon classique. Aujourd’hui, les portables Shan Zhai sont en posture triomphale sur le marché, occupant un quart des ventes nationales.
Quelle est la recette de réussite de ces officines? En termes de coût de revient, elles se faufilent dans les zones grises où les lumières de la supervision des autorités ne pénètrent pas. Contrairement aux marques qui s’étoffent de plus en plus d’étapes de production pour faire belle image et se donner de quoi augmenter leurs prix, les produits Shan Zhai copient largement les technologies et les formes existantes. Les producteurs combinent les fonctions, n’effectuent pas de tests de conformité et ne font pas de campagnes de publicité. Ils préfèrent vous fournir 103 ou 104 appareils pour une commande initiale de 100 que de vous promettre une garantie. A en croire les ouï-dire, la plupart de ces appareils fonctionnent assez bien. Dans le pire des cas, il faudra s’en racheter un. Encore une fois, ce ne sera pas trop cher.
A la fin des années 90, les portables Shan Zhai affichaient discrètement les noms de petites marques locales. Maintenant, il s’agit ostensiblement d’une industrie prospère et de grande envergure.
Position ambigüe des autorités
L’attitude des autorités envers ce phénomène est ambiguë. Frapper fort ne rentre pas dans leur logique de priorité au développement économique, mais la question de la propriété intellectuelle se pose malgré tout et la communauté internationale enquiquine le gouvernement chinois avec depuis bien longtemps. Pour cette raison, il n’y a pas de prise de position officielle claire ni de mesures cohérentes. De temps à autres sont prises des mesures symboliques et politiquement correctes. Les utilisateurs de portables Shan Zhai ne paient pas les frais relativement chers d’accès aux réseaux de téléphonie mobile et, par conséquent, n’ont pas les codes pourtant indispensables pour qu’ils fonctionnent. Ils en piratent. Un talon d’Achille manié par les autorités, soit pour freiner un peu cette industrie frénétique en bloquant les codes illégaux, soit pour s’apprivoiser ceux qui marchent le mieux en baissant les frais d’accès dans des limites acceptables.
La famille Shan Zhai s’agrandit: lecteurs mp3, appareils photo, ordinateurs portables, etc. Les consommateurs, assaillis par les publicités des produits de marques projetées en boucle à la télévision, voient leur envie de les posséder gonfler, mais leurs portefeuilles eux ne gonflent tant. Les produits Shan Zhai leur offrent la possibilité de satisfaire ce besoin.
L’affaire a pris de l’ampleur. Début novembre 2008, des photos de la rue Wen An, dans la ville de Nankin, circulaient sur le web. On y voyait une rangée de magasins aux enseignes “McDnoald’s”, “Watons”, “Bucksstar” et “Pizza huh”, évoquant sans merci “McDonald’s”, “Watsons”, “Starbucks” et “Pizza Hut”. Cette découverte a fait sensation en Chine. Même les porteurs d’étendard de Shan Zhai ont été frappés par le cynisme des commerçants dans leur course au profit. 3 jours après, le gouvernement local ordonnait de décrocher toutes ces enseignes.
Manque de créativité ?
Pour ses détracteurs, « Shan Zhai » est tout simplement un dérivé de la contrefaçon et du plagiat, pratique courante de l’économie de marché aux caractéristiques du socialisme chinois, et reflet d’un esprit en manque de créativité sous le joug d’une pensée confucianiste standardisant l’individu avec une panoplie de règles à suivre. Wang Fuzhong, directeur adjoint du centre de recherche financière de la BUAA (Beijing University of Aeronautics & Astronautics), invité spécial sur le plateau de Phoenix TV, commentait ainsi : “Nous nous vantons toujours de nos 4 grandes inventions [compas, poudre, papier, impression, ndlr ], mais pour une civilisation ancienne comme la nôtre, seulement 4 en 5000 ans, je ne vois pas de quoi être fiers ! Les Chinois sont forts pour apprendre, mais pas pour inventer. Ce qui m’inquiète encore plus dans le phénomène de Shan Zhai, c’est que les fabriquants ne cherchent même pas à apprendre pour qu’un jour ils puissent se développer seuls et surpasser le maître, comme ce fût le cas pour les automobiles japonaises face aux américaines ou pour les produits électroniques sud-coréens avec leurs concurrents nippons. Ils ne pensent qu’au gain à court terme. Je suis triste de constater que cette mentalité fonctionne. À contresens de la crise financière, l’industrie Shan Zhai marche comme sur des roulettes. C’est une voyouterie collective.”
Sur le même plateau se trouvait Han Jiangxue, créateur d’un produit spécial Shan Zhai intangible : une version Shan Zhai de la fameuse émission d’éducation de la CCTV (China Central Television) “Tribune de cent écoles”! « Cent écoles », en référence aux périodes “printemps et automne” et aux « royaumes combattants” (environ 770 av. JC – 200 av. JC), lorsque la réalité chaotique et la clémence politique formaient un terreau favorable à la naissance de nombreuses pensées, dont le confucianisme, le taoïsme, le légisme. Han s’était proposé à l’émission officielle mais on l’avait refusé, d’où lui est venue l’idée d’en produire une version lui-même. Il riposte : “ Dans la vie, un nourrisson commence à apprendre en imitant les autres. L’imitation est une phase indispensable à la préparation de la maturité. Il en est de même pour les entrepreneurs. C’est pathétique comment vous déniez ainsi la créativité de notre civilisation.”
« C’est ma façon de dire que je ne suis pas d’accord »
Il dit ne pas avoir regretté un seul moment, même si ce travail a englouti toute son épargne : “C’est un moyen de m’insurger contre l’ordre établi. J’estime qu’une partie de l’histoire de la dynastie Song est très importante pour l’éducation patriotique des Chinois, mais les autorités, en l’occurence la CCTV, ne partagent pas mon avis. Elle représente une élite qui monopolise la parole dans ce pays, au lieu de m’y opposer en critiquant ouvertement, ma façon de dire que je ne suis pas d’accord, c’est de réaliser moi-même un produit parallèle qui me rend la liberté d’expression. C’est la lutte des « masses » contre l’élitisme. Dans ce sens, contrairement aux produits (matériels) Shan Zhai, la culture Shan Zhai réincarne un esprit de divergence.”
Han Haoyue, célèbre blogueur chinois et opposant au phénomène Shan Zhai, tempère : “Bien que les portables Shan Zhai existent depuis des années, le terme Shan Zhai est devenu populaire seulement en 2008, après avoir fait l’objet de plusieurs reportages de la CCTV. Depuis lors sont apparues des stars Shan Zhai, des émissions Shan Zhai, voire la soirée télévisée Shan Zhai. C’est un phénomène intéressant, mais c’est une chose récente que l’on ne peut pas qualifier de « culture », qui exige une durée minimale d’existence. ”
« Pas vocation à allumer le feu sur toute la plaine »
Pour lui, Shan Zhai n’est pas une résistance des masses contre les élites, mais un débat au sein même des élites. Ce qui plaît à la masse populaire dans ce phénomène, c’est le caractère divertissant de ces échanges biaisés, non pas son sens politique ou culturel. Un bémol pour ceux qui voulaient y voir un éveil de l’esprit participatif d’une société civile chinoise, atrophiée dans un environnement défavorable. Le même voeu avait été fait lors du grand séisme du Sichuan et plus ou moins exaucé à l’époque. Mais compte tenu du contexte précis, il semble bien que cette étincelle n’avait pas vocation à « allumer le feu sur toute la plaine », pour reprendre une célèbre expression communiste.
A l’approche du Nouvel an chinois, on préparait récemment une émission de télévision spéciale, la 3ème la plus regardée au monde, après les JO et la coupe du monde de football. L’événement était une sorte de rétrospective de l’année écoulée pour un peuple fétichiste de la télé. Shi Mengqi, totalement inconnu du public, avait annoncé qu’il allait en organiser une version Shan Zhai pour raconter ce que le petit peuple avait pensé de 2008.
Son idée a fait des émules: des chaînes de télévision et des sites web se sont empressés de demander le droit de retransmettre. Puis le vent a tourné. La plupart des chaînes se sont rétractées et l’émission n’a pas pu être diffusée en direct, reflétant un changement de la façon dont elle était perçue par la population…et par les autorités.
Reste donc à savoir si « Shan Zhai » sera juste un nouveau récipient pour un ancien contenu ou un concept présageant d’un changement, bénin mais durable et profond, de la mentalité collective et de la société chinoise ?