Sous la direction de Nicolas Idier, la collection Bouquins s’intéresse de très près à Shanghai. Tous les aspects de cette ville sont décortiqués sous différentes formes et par différents auteurs. Nicolas Idier répond aux questions d’Aujourd’hui la Chine.
Nicolas Idier est agrégé d’histoire, diplômé de chinois et associé au Centre de recherche sur l’Extrême-Orient de Paris-Sorbonne (Creops).
– Comment et par qui ce livre a-t-il été écrit ?
La collection « Bouquins » existe depuis plus de trente ans et s’est rendue très célèbre grâce à la publication de classiques de la littérature populaire, avec une très haute exigence éditoriale.
On l’a parfois appelée « la Pléiade du pauvre » (en référence à la collection de prestige publiée par Gallimard), mais cette comparaison est faussée : « Bouquins » bénéficie d’une plus grande liberté dans le choix des livres édités.
Justement, cette liberté se manifeste dans la publication d’ouvrages collectifs, polyphoniques, sur les grandes villes du Monde. Il y a eu Saint-Petersbourg, puis Istambul, et New York. « Shanghai » est donc un jalon supplémentaire dans l’élaboration de cette grande bibliothèque « Bouquins », une bibliothèque cosmopolite qui s’adresse au voyageur, au curieux, à l’honnête homme.
Pour élaborer cet ouvrage, le directeur de la collection m’a fait preuve d’une confiance formidable : en tant qu’agrégé d’histoire, chargé de cours dans plusieurs universités en sinologie et chercheur associé au CREOPS (Centre de Recherche sur l’Extrême-Orient de Paris IV Sorbonne), je connaissais déjà un certain nombre de spécialistes de la Chine classique, moderne et contemporaine, il me restait à rassembler toutes ces énergies pour en faire LE livre de référence sur Shanghai.
De plus, je collabore depuis plusieurs années à une revue littéraire, la revue Nunc , et ce travail en revue m’avait habitué au travail en équipe et, par dessus tout, à la conviction qu’un livre peut être beaucoup plus qu’un simple objet fabriqué, mais peut être un véritable projet culturel, une oeuvre collective, comme pour les orchestres : un soliste a beau être le meilleur du monde, il ne pourra pas jouer tout seul une symphonie de Mahler.
Même chose pour le « Shanghai » : cette ville, par sa complexité, sa richesse, sa densité contemporaine nécessitait d’être appréhendée par toute une équipe. J’ai passé énormémement de temps à Shanghai, à rencontrer les gens, à leur expliquer le projet, à leur exposer mes vues.
Ce que je voulais faire, c’était peindre le portrait de Shanghai. Au terme de deux années de rencontres, d’amitiés intellectuelles et d’échanges, nous sommes arrivés à une oeuvre collective composée par des universitaires, des écrivains, des hommes et des femmes d’affaires, des poètes, des calligraphes, des diplomates, des amateurs de la ville.
Nous avons en plus compris que la littérature avait des réponses à nous donner : pour cette raison, une partie d’anthologie littéraire constituée des grands romans shanghaiens, par forcément connus du public français, sont offerts à la lecture, dans des traductions inédites.
Enfin, un Dictionnaire de Shanghai vient compléter ce portrait, avec plus de cinq cent entrées qui permettent de prolonger la lecture et de piocher l’information comme bon nous semble. C’est ce qui donne à cet ouvrage son caractère vraiment unique.
– Pourquoi s’intéresser encore à Shanghai ?
C’est une question que plus personne ne se pose, ou que plus personne ne devrait se poser. En effet, Shanghai est une ville qui par son histoire cosmopolite, sa soif de modernité, sa chair urbaine futuriste représente le symbole par excellence de la ville de demain. Le slogan de l’Exposition Universelle – « Better City, Better Life » – a en soi valeur de programme.
Cependant, il est vrai que beaucoup a déjà été écrit sur Shanghai, mais en se focalisant sur tel ou tel aspect : la majeure partie de la production éditoriale européenne se focalise sur la période des années 1930. C’est faire preuve d’un aveuglement étonnant : Shanghai bénéficie d’une histoire à la fois beaucoup plus ancienne et beaucoup plus récente.
Dans le « Bouquins », nous revenons sur le patrimoine classique de la ville, pour montrer l’historicité de Shanghai. Shanghai est située dans une des régions les plus riches de Chine, et cela depuis le XIe siècle : le Sud du fleuve Yangzi, dit le « Jiangnan ». Nous sommes ici dans la Chine classique, avec les peintres, les poètes, les aristocrates dans leurs jardins. Shanghai, par sa position géographique à l’embouchure du Yangzi, recueille cette grande culture chinoise classique. Le Jardin du Mandarin Yu, célèbre dans toute l’Asie, en est une preuve que le visiteur d’aujourd’hui peut encore admirer.
En ce qui concerne le modernité de Shanghai, je souhaiterais rendre hommage à l’intelligence de certains artistes.
Dans le cadre de l’exposition croisée « Trafic Art Highway » organisée par Le Pavé dans la Mare, galerie d’art contemporain de Besançon, de jeunes artistes français sont venus en résidence à Shanghai, en 2009.
J’ai rencontré à cette occasion Séverine Hubard, qui me lança la phrase la plus forte que je n’ai jamais entendue à propos de Shanghai : « Shanghai me donne la sensation de vivre à mon époque. C’est une ville contemporaine. »
J’ai repris cette expression dans mon avant-propos. En effet, il y a cela d’impressionant avec Shanghai : vous collez au Temps. Or, quiconque s’intéresse un peu à la philosophie sait que le Temps est notre grande affaire à tous. Shanghai fait partie du rébus de la modernité, voire de la post-modernité.
– Shanghai est souvent considérée comme une succession de magasins, on lui reproche son manque de vie culturelle et son manque d’ambition intellectuelle, qu’en pensez-vous ?
C’est justement sa place ambigue dans l’histoire de la Chine et cette valeur de symbole de modernité qui rendent essentielle l’interrogation sur Shanghai.
Que cette ville se soit imposée par sa puissance commerciale et marchande est un fait. Sur les rives du Huangpu, l’affluent du fleuve Yangzi qui traverse Shanghai, il y a deux époques qui s’observent, en miroir : le capitalisme du début du XXe siècle avec les immeubles du Bund et le capitalisme ultra performant du début du XXIe siècle avec les gratte-ciels de Pudong. Mais cela ne suffit pas à constituer pas une légende, ni une histoire – les preuves sont Singapour ou d’autres villes uniquement marchandes de l’Asie du Sud-Est.
En plus d’être une ville de légendes, la « Perle de l’Orient », Shanghai est un laboratoire de modernité. Les grands mouvements de pensée – pensée politique, pensée littéraire, pensée sociale – se sont élaborés à Shanghai. Rappelons que le Parti Communiste, appelé n’est-ce pas à un avenir certain, a été fondé en 1921… à Shanghai.
De même, les principaux mouvements modernistes en art sont arrivés par et à Shanghai. La confrontation entre modernité et tradition a donné lieu à des batailles de Hernani, comme par exemple l’affaire des modèles nus dans les académies de peinture, ou l’utilisation de mots anglais dans la littérature (je pense ici à la première page de « Minuit », le grand roman de Mao Dun, publié en 1933, que le lecteur peut trouver dans la partie « Anthologie » du « Bouquins »).
Mais cette ville ne vit pas dans le passé. Depuis les années 1990, Shanghai est devenue la ville monde par excellence. Quiconque désire comprendre la Chine d’aujourd’hui ne peut faire l’impasse de Shanghai. J’irais peut-être plus loin encore en avançant que quiconque désire comprendre son époque, ne peut faire l’impasse de Shanghai.
Shanghai: Histoire, promenade, anthologie & dictionnaire est édité chez Robert Laffont dans la collections Bouquins
