« Le Lotus bleu », c’est comme un parfum d’opium et d’aventure qui flotte dans l’air. La réalité de la mégalopole moderne, n’a plus grand-chose de commun avec les aventures du reporter à la houppe mais celles-ci ont marqué l’imaginaire de beaucoup de francophones. Avec Trait-d’Union.

Les planches hebdomadaires en noir et blanc sont publiées dans le journal belge « Le vingtième siècle ». Pour la cinquième aventure du reporter, Hergé annonce que Tintin partira pour la Chine. Ne quittant que rarement son Bruxelles natal, il commence des recherches approfondies sur ce pays dont il ne connaît presque rien. Quand on lui présente un jeune peintre chinois qui fait ses études en Belgique, il trouve l’élément indispensable à la réussite du projet.
Originaire de Shanghai, Tchang Tchong-jen (Zhang Chong Ren en pinyin moderne) a étudié la peinture à l’académie des beaux-arts fondée par les pères jésuites. Petit-neveu de Ma Xiang Bo (connu en français sous le nom de père Joseph Ma), fondateur de l’université de Fudan, il s’intéresse à la politique et souhaite la fin des concessions étrangères en Chine. Il part pour étudier à Bruxelles, le 23 Septembre 1927, jour de l’ « incident de Manchourie » qui précède l’invasion japonaise de la Chine du nord. Ajoutant les caractères chinois dans le décor, il contribue à recréer l’atmosphère de la ville et y intègre des slogans politiques de l’époque, comme la suppression des traités inégaux, sur des éléments du décor.
S’il aide au dessin, Tchang intervient aussi dans le scénario. Les étrangers (anglo-saxons) y sont vus comme racistes et exploitant du peuple chinois misérable. Les autorités des concessions sont compromises avec les Japonais qui intriguent pour envahir la Chine. L’album intègre aussi des éléments d’actualités comme l’invasion nippone, le départ du Japon de la société des nations et le trafic de l’opium, même si la vision qui nous en est offerte est parfois réductrice. Ayant grandement contribué à l’œuvre, Tchang repart à Shanghai en 1935, avant même la publication.
L’introduction de la couleur accentue encore l’atmosphère
L’album « Le Lotus bleu » sort en 1939. Le titre de l’album et sa couverture sont inspirés du film d’Orson Wells « Shanghai Express » qui sort à la même époque. La bande dessinée est toujours en noir et blanc, mais Hergé y ajoute quatre pleines pages en couleurs qui contribuent encore à l’atmosphère de la bande dessinée.
En 1946, Casterman impose la couleur et le calibrage des albums de Tintin à 62 pages. Les anciens albums doivent être redessinés pour le nouveau format. Hergé s’entoure d’une équipe, E P Jacobs se charge du « Lotus bleu » avant de créer les personnages de Blake & Mortimer.
On lui doit l’introduction des rouges flamboyants et des bleus profonds qui donnent une nouvelle lumière aux scènes finales dans la fumerie d’opium. Les pleines pages disparaissent au profit de grandes cases illustrant les tournants du récit, comme celle où Tintin caché derrière un rideau reconnaît le « Lotus bleu ». Certains détails jugés encombrants avec les années sont enlevés, tels ces soldats anglais ayant pour mission de corriger Tintin, qui se transforment en Sikhs, auxiliaires de la police anglaise.
Malgré la distance et les années, Hergé n’oublie pas son compagnon disparu. Sans nouvelles de Tchang, il transpose sa quête dans un album, « Tintin au Tibet », qui parait en 1958 et visite Hong-Kong et Taiwan. C’est en 1981 que les deux amis se retrouvent enfin quand Zhang Chong Ren est autorisé à faire un séjour en Europe. Il continuera sa carrière de sculpteur entre la France et la Chine.
Le Lotus bleu a été publié en Chine en 1984. Pour s’adapter aux goûts chinois, les albums sont redessinés pour le format des « Lian Huan Hua », bandes dessinées traditionnelles chinoises. Publiée en deux carnets, cette édition est aujourd’hui très recherchée par les collectionneurs. Une édition très proche de la version occidentale est publiée par Casterman en Chine en 2001, retraduite en 2009. Le Lotus bleu reste le résultat d’une formidable amitié entre en un Chinois et un francophone.
Hugues Martin, Français basé à Shanghai depuis 2004 est le rédacteur du blog (en anglais) www.shanghailander.net.
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» Le Lotus Bleu » est passionnant tant par ce qu’il dit que par ce qu’il ne dit pas.
Il véhicule un certains nombre de clichés et de simplifications:
1) Tous les Chinois sont dans le camp des gentils (la guerre civile qui ravageait la Chine y est gommée. Nous étions dans une période où il fallait afficher l’union de tous les chinois contre l’agresseur japonais).
2) Curieusement, on ne voit aucun soldat chinois dans cette Chine en guerre, alors que d’autres albums nous montrent des soldats syldaves etc…
3)L’opium était essentiellement de fabrication chinoise et le pavot cultivé par les Chinois. Le maréchal Zhu De raconte à Agnès Smedley dans ses mémoires comment ses parents avaient du se résoudre à cultiver le pavot qui était plus rentable. L’argent de la drogue était détourné par l’armée chinoise. Lao She dans son roman « La cité des chats » dénonce ce trafic signalé d’ailleurs dans d’autres ouvrages. C’est un sujet tabou. Les gardes rouges ne louperont pas Lao She quarante ans plus tard.
4) Le passage souvent cité sur les clichés qu’entretiennent les étrangers sur les chinois est très intéressant. On croirait une description de la sociéte chinoise d’avant 1949 écrite par le Parti Communiste! (cruauté de l’ancienne société, pieds bandés, meurtres de bébés). Je possède différentes versions du « Lotus Bleu » piratées ou détournées par les Chinois. Ce passage embarrasse fortement les traducteurs qui parfois le sautent ou l’amputent.
5) Les Japonais sont ridicules (ce qu’ils n’étaient pas. Ils étaient résolus, cruels…mais pas ridicules!). Alors que les Chinois sont submergés par les clichés positifs, les Japonais sont submergés par les clichés négatifs! Seuls les Bordures ont droit à un tel traitement dans les aventures de Tintin. D’ailleurs les Chinois ne montrent jamais comment se déroulait le passage des postes japonais. Les Chinois devaient d’incliner devant l’officier japonais. J’ai toujours un frémissement rétrospectif en pensant à l’album qu’aurait écrit Hergé si son ami asiatique avait été japonais!
5) La description des concessions est très anti-anglo-saxonne. Il y avait aussi d’autres concessions. Le choix de Hergé n’est pas un hasard. C’est une constante de son oeuvre qui a été soulignée par plusieurs analystes. La première édition présentait l’affreux Gibbons comme directeur de l’American-anglo-chinese steel co ltd qui est devenue dans les albums suivants American-Chinese stell co.
En gros, cet album présente la Chine sur les positions du Kuomintang de gauche (patriotes progressistes sur les positions desquelles devait se trouver Tchang Tchong-jen, l’ami de Hergé). Ce dernier n’a pas été loupé non plus trente ans plus tard. La plupart de ses oeuvres ont été détruites. Le jeune artiste dynamique et plein de talent qu’avait connu Hergé est revenu plus tard en Europe amer et brisé.
Finalement je rêve d’un « Lotus Bleu » à l’envers, un « Lys Blanc »… Un jeune reporter chinois viendrait en France au moment de l’occupation nazie. Tous les français seraient gentils, Tchang sauverait le jeune Tintin de la noyade et on aurait droit aux clichés chinois sur les français. On remplacerait l’opium par du Pastis trafiqué introduit par un homme d’affaires allemand etc…Quel album!
l’album d’Hergé est un classique, l’article est sympatique, ton commentaire interessant. C’est vrai que nous autres Français on aurait bien aimé que soit évoquée la concession française, ne serait ce que pour y retrouver les platanes de la rue Joffre, nos squares, nos uniformes, nos villas (pour réver de les retrouver sur place..).
J’ai souvent cherché à savoir comment les Français étaient perçus par les Chinois à l’époque de la Concession (dans le secret espoir de m’entendre dire que nous n’étions pas les pires ! voire même plutôt sympas…!) Difficile de savoir. C’est comme dans tous les pays où s’installent des communautés étrangéres. C’est différement perçu selon la classe sociale, la durée du séjour, la curiosité, l’ouverture d’esprit, la capacité à communiquer, l’époque, l’éducation, l’humanité.. etc
Mais c’est vrai aussi pour les expats’..
Bonjour,
D’après mes conversations ou lectures, les Chinois des concessions pouvaient avoir des rapports cordiaux avec bien des occidentaux. Il n’empêche que des rapports de type colonial imprégnaient cette société (mépris des anglo-saxons pour les autres communautés, mépris des européens pour les chinois et mépris réciproque des chinois…, mépris de tous pour les métis détestés d’autant plus qu’ils étaient des intermédiaires indispensables, mépris général pour les slaves..etc..).
Le personnel domestique chinois pouvait être maltraité ( comme le personnel domestique philippino est aujourd’hui maltraité par les Chinois de Hongkong). Mais tout cela dépendait très fortement des attitudes morales de chacun et des degrés d’ouverture. L’ensemble des Chinois considéraient à juste titre que le système des concessions était une atteinte à la souveraineté de la Chine et la différence de traitement entre chinois et étrangers dans de multiples aspects de la vie quotidienne ou par la justice était choquante.
Il est curieux de voir que les communistes, tout en se vantant d’avoir mis fin au régime des concessions (ce qui est faux!), ont mis en place quand ils ont pris le pouvoir un système de séparation entre chinois et étrangers encore plus odieux et dur pour les citoyens chinois!
Revenons au Lotus Bleu. Je suis toujours surpris que l’on fustige « Tintin au pays des soviets » comme oeuvre de propagande alors que « Le Lotus Bleu » l’est aussi. De plus, de nombreuses bonnes âmes considèrent que « Le Lotus Bleu » est un album antiraciste alors que la répartition entre « gentils » et « méchants » typique de ce genre de littérature y est au contraire fondée sur des critères racistes et xénophobes. A l’exception de Tintin, tous les étrangers ( Anglais, Japonais, Sikhs et même belges avec les Dupontd ) sont dans le camp des méchants et tous les Chinois sont dans le camp des gentils. Des petites distorsions par rapport à la réalité historique renforcent ce choix. Par exemple, Mitsuhirato se fait aider pour l’attentat par un mystérieux étranger (genre caricature hergéenne d’anglo-saxon). Le message est que tous les étrangers sont complices (voir aussi les négociations entre Dawson et Mitsuhirato). C’est bien sûr historiquement faux puisque le but des Japonais était de chasser l’impérialisme occidental (essentiellement britannique) d’Extrême-Orient.
D’ailleurs, les archives sur cette période sont toujours inaccessibles et le seront sans doute longtemps. En particulier, la passivité militaire chinoise après le coup de Moukden a été probablement un choix stratégique chinois. Les Chinois ont sans doute volontairement laissé les Japonais envahir la Mandchourie car les Russes allaient leur refaire le coup de la Mongolie Extérieure. J’ai vu à Kharbine le monument célébrant la libération du « territoire soviétique » et il est connu que les Soviétiques ont quitté la Mandchourie en embarquant tout le matériel industriel (japonais) transportable. On n’est pas passé loin de la « République Populaire de Mandchourie » ou d’un rattachement de cette partie du monde à la Russie. Les communistes chinois n’auraient pu s’opposer au « Grand Frère ». On choisit ses amis mais pas ses frères!