Quel est le point commun entre un inspecteur des Finances, ADA et les taxis G7, une librairie niçoise, les boucheries Michel, Le Totem du Loup et un club de lecteurs de 4000 membres en plein Pékin?
Absolument aucun.
Ah, si, peut-être : Jean-Jacques Augier, un pur produit de l’élite républicaine, sorti dans la botte de l’ENA (Promotion Voltaire, 1980, qui comptait aussi dans ses rangs Dominique de Villepin, François Hollande, Ségolène Royal, Jean-Pierre Jouyet, Henri de Castries, Michel Sapin…) avant de choisir l’Inspection des Finances, sommet indépassable de la – très – haute administration française.
C’est un indice mais cela ne suffit pas. Après tout et d’après le modèle traditionnel un haut fonctionnaire dans un grand corps de l’État ça demeure haut fonctionnaire dans un grand corps de l’État jusqu’à l’âge d’une retraite bien méritée ; parfois ça part pantoufler dans une cage dorée du secteur privé. Eh bien non pas toujours il va falloir ré apprécier notre vision des choses et cela par la faute de Jean-Jacques Augier, un haut fonctionnaire vraiment pas comme les autres.
Jugez plutôt :
Directeur financier de l’énorme conglomérat CGE (futur Alcatel) sous la présidence de George Pébereau, puis pendant dix ans en charge des affaires privées (Taxis G7, entre beaucoup d’autres) d’André Rousselet – le président d’Havas et de Canal plus – avant de céder la place en 1996 au fils de ce dernier ; libéré et grâce à un patrimoine personnel, il commence à investir dans ce qui le passionne, la culture et le livre en particulier. Au passage il s’amuse en créant l’agence de location de voitures, ADA, puis devient propriétaire des éditions Balland, des éditions P.O.L, les sauve du dépôt de bilan et les revend en pleine croissance ; fonde à Nice la librairie Masséna ; rachète à Paris la librairie de l’Arbre Voyageur, la rebaptise l’Arbre du Voyageur, la développe et la revend en 2001 : date à laquelle fatigué de la France chiraquienne qui lui semble, nous dit-il «moisie, rouillée » il décide de partir, loin, « là où ça bouillonne ».
La Chine !
Il y débarque en 2002, observe attentivement, pose des questions, s’informe, rencontre des gens, cherche à investir. Très vite il se lance dans son domaine de prédilection : malgré un marché particulièrement encombré il ouvre à Pékin une librairie, spécialisée en littérature étrangère – entièrement traduite en chinois- Spring and Fall, dans le district de Haidian, à quelques encablures des universités, sur les deux premiers étages d’un immeuble appartenant à des taiwanais qui, au troisième, ont crée un café, lieu de rencontres et d’échanges entre étudiants chinois et étrangers ; une animation dont profite très vite la librairie, d’autant qu’elle se distingue de la concurrence.
Si Spring and Fall grandit vite c’est que Jean-Jacques Augier a imposé les méthodes de management qui ont fait le succès de ses librairies en France : sélection fine, politique d’achat rigoureuse, classement clair pour trouver les livres rapidement, personnel compétent et au courant des titres proposés à la vente…
« Nous avions le meilleur rayon de littérature étrangère de Pékin avec 6000 titres disponibles et 20 000 volumes. »
Les règles de recrutement sont sévères : « au moins un niveau universitaire et, surtout, ne jamais avoir travaillé dans une librairie chinoise ! ». Jean-Jacques Augier veut travailler avec des gens qu’il peut former et qui connaîtront leur métier afin de pouvoir conseiller utilement et efficacement la clientèle. C’est que dans les librairies chinoises les choses ne fonctionnent pas de la même façon : pas de sélection, on présente tout et n’importe quoi, le personnel n’est pas formé pour conseiller, les livres sont mis en rayon dans le désordre le plus complet, sans spécialisation ni classement alphabétique, « les clients chinois y passent des heures, pour lire, mais aussi pour trouver les livres qu’ils cherchent ! ».
Au bout de deux ans Spring and Fall compte une dizaine d’employés, la réputation de la librairie est très bien établie, celle de Jean-Jacques Augier aussi à qui l’on vient demander d’investir dans une chaîne de librairies chinoises entièrement privées, avec six cents points de vente à travers le pays sous forme de franchises ; il réfléchit, prend 26% du capital avec une option pour racheter le capital restant au bout de un an, devient le Directeur général et à la fin du délai de réflexion se désiste : selon lui les problèmes de l’entreprise sont trop importants – les franchisés ne paient pas leurs dettes, ne respectent pas les contrats : comment rester solvable et profitable ?
L’ambassade de France le contacte pour monter un centre de formation de libraires, il n’est pas intéressé mais quand le Service de Coopération et d’Action Culturelle (SCAC) lui propose de faire quelque chose dans les locaux du tout nouveau Centre culturel qui vient d’emménager dans la résidence Guangcai sur Gonti Xilu, il saute sur l’occasion.
Á la suite d’un accord inter gouvernemental la création d’un Centre culturel français a été entérinée ; on pourra y trouver des supports de la culture française. De quelle manière interpréter cette formule vague ? Les responsables du SCAC pensent tout de suite à une librairie. Mais Jean-Jacques Augier n’est pas si naïf, son expérience de l’édition et des librairies en Chine lui est précieuse et il connaît parfaitement les rouages et les pratiques commerciales chinoises : s’il est légalement possible à un étranger d’investir dans une librairie et de vendre des livres de littérature étrangère, dans la langue d’origine, il faut néanmoins obligatoirement passer les achats via des grossistes d’Etat, par ailleurs contraints d’engager leur responsabilité sur le contenu des livres qu’ils importent… On comprendra aisément que certains ouvrages ne seront jamais disponibles ; et en cas de contrôle a posteriori positif c’est le grossiste qui paie les pots cassés, pas le libraire. Un système de filtrage tout en finesse: auto censure avant, censure éventuelle après.
Dans ces conditions comment vendre des livres français, et en français ?
Une solution intelligente, à la chinoise, est trouvée qui permet à toutes les parties de sauver la face : un Club de Lecteurs, l’Arbre du Voyageur, présente la production éditoriale française dans le cadre du Centre culturel et la met à la disposition de ses membres. Une solution de bon sens et qui a le mérite de satisfaire toutes les parties sans qu’aucune ne perde la face.
30 renminbi la carte d’adhésion au club pour avoir accès aux ouvrages, 4000 membres actifs (francophones, diplomates, expatriés…), 15 000 titres disponibles, 17 000 volumes, quatre employés, un Arbre du Voyageur récemment ouvert dans les locaux de l’Alliance française à Shanghai, un projet à l’étude sur Wuhan.
Dans la foulée, notre homme, qui n’est pas devenu entrepreneur par hasard, entend parler du succès phénoménal du livre Le Totem du loup, rencontre l’auteur Jiang Rong, achète les droits pour la France, embauche deux jeunes traducteurs, les met au travail en surveillant de près le respect des délais et la qualité de la traduction, trouve un éditeur français. L’ouvrage paraît aux éditions Bourin en février 2008 et le voilà déjà en livre de poche pour mai 2009.
Jean-Jacques Augier, le haut fonctionnaire qui transforme le papier en or !
S’il est comblé par les nourritures spirituelles il n’en oublie pas moins les nourritures terrestres… : les boucheries Michel, c’est encore lui et ses méthodes de management : formation stricte du personnel avec des bouchers français venus spécialement, sélection intraitable de bœufs du Hebei, d’agneaux de Mongolie « c’est moi le goûteur ! », accent mis sur l’hygiène et la qualité des viandes, pas de congélation ni d’adjonction d’eau ou d’éléments divers, un élargissement progressif de la gamme (fromages, charcuteries, vins, gibiers pour les fêtes) et hop trois points de vente à Pékin, un franchisé à Tianjin.
L’appétit de Jean-Jacques Augier est insatiable. Mais quand un inspecteur des Finances se mue, avec succès, en entrepreneur et homme d’affaires la chose est suffisamment inédite pour qu’on la savoure !
Stéphane Fière vit depuis une vingtaine d’année dans le monde chinois. Il habite actuellement à Pékin. Ecrivain, il a déjà publié La promesse de Shanghaï (Bleu de Chine, 2006) et Caprices de Chine (Editions de l’Aube, 2008)